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La Bruyère marque décidément l’ère nouvelle, et il inaugure cette espèce de régime tout à fait moderne dans lequel la netteté de l’expression veut se combiner avec l’esprit proprement dit, et ne peut absolument s’en passer pour plaire. À côté de La Bruyère on trouverait d’autres exemples moins frappants, mais aussi peut-être plus coulants et plus faciles. Fénelon, dans ses écrits non théologiques, est le plus léger et le plus gracieux modèle de ce que nous cherchons. Quelques femmes distinguées, avec ce tact qu’elles tiennent de la nature, n’avaient pas non plus attendu La Bruyère pour montrer leur vive et inimitable justesse dans les genres familiers. Il eut plus qu’elles de bien savoir ce qu’il faisait et de le dire. Depuis cette fin du xviie siècle et durant la première moitié du xviiie, il y eut une période à part pour la pureté et le courant de la prose. Lorsque viendra la seconde moitié du siècle, lorsque Jean-Jacques Rousseau aura paru, on s’enrichira de parties plus élevées, plus brillantes et toutes neuves ; on gagnera pour les nuances d’impressions et pour les peintures, mais la déclamation aussi s’introduira : la fausse exaltation et la fausse sensibilité auront cours. Cette déclamation dont nous souffrons aujourd’hui, a pris bien des formes depuis près d’un siècle ; elle a eu ses renouvellements de couleurs tous les vingt-cinq ans ; mais elle date en premier lieu de Rousseau. Quoi qu’il en soit, entre la fin de La Bruyère ou de Fénelon et les débuts de Jean-Jacques, on embrasse une période calme, éclairée, modérée, où se retrouve la langue telle que nous la parlons ou que nous la pourrions parler, et telle que rien n’en a vieilli encore. « Notre prose, dit Lemontey, s’arrêta au point où, n’étant ni hachée ni périodique, elle devint l’instrument de la pensée le plus souple et le plus élégant. » On peut assurément préférer, comme