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tuer dans notre libre France une sorte d’Index des livres condamnés, comme à Rome. (Protestations.)

Encore une fois, la question, messieurs, n’est point tout simplement de savoir s’il faut apporter de la mesure et de la convenance dans les choix des bibliothèques populaires. Si le Rapport s’était tenu dans ces termes, il ne saurait y avoir qu’un avis et une pensée de conciliation et de concorde chez tous les bons esprits. Mais le Rapport n’a point fait cela : le Rapport a pris fait et cause pour une pétition ; il a pris feu ; il a accepté une liste dénoncée, telle quelle, il l’a produite, il l’a mise à son compte, — au compte du Sénat ; il l’a jugée et condamnée en masse ; il n’a apporté aucune réserve, aucun adoucissement, que dis-je ? il a aggravé la dénonciation des pétitionnaires par son commentaire propre : des noms honorables ou glorieux, confondus avec d’autres, y encourent une réprobation entière et sommaire, une véritable flétrissure publique, sans discussion.

Oh ! ici, ma conscience d’écrivain et d’homme qui se croit le droit d’examen et de libre opinion se révolte, et prenant votre liste même, monsieur et respectable confrère, monsieur Suin, je la relève et je dis :

Dans cette suite de livres que vous confondez sous une même dénomination infamante, je trouve Voltaire tout d’abord, le premier (et il est bien juste qu’il soit le premier) ; je le trouve pour son Dictionnaire philosophique, qui n’a le tort que de dire bien souvent trop haut et trop nettement ce que chacun pense tout bas, ce que l’hypocrisie incrédule de notre époque essaye de se dissimuler encore. Je trouve Zadig et Candide, que nous avons tous lus, messieurs (tous ceux du moins qui ont eu le loisir de lire), deux romans philosophiques qui ont paru à beaucoup de bons esprits les productions d’une raison charmante encore, lors même qu’elle est le plus amère. Ce n’est pas que je ne sois étonné tout le premier d’avoir à discuter ces livres devant vous. Ce sont livres, croyez-moi, qui ne veulent pas être lus et jugés en habit brodé, messieurs les sénateurs, pas plus que Rabelais. Croyez-moi, parlons-en peu ici ; ce n’est pas le lieu. — Et pourquoi en parlez-vous vous-même ? me dira-t-on. — J’en parle parce qu’ils sont déférés