Page:Saint-Simon - Mémoires, Chéruel, Hachette, 1858, octavo, tome 20.djvu/67

Cette page n’a pas encore été corrigée

liqueurs pareilles à la glace, et allant et venant, en mangeoit et en bu voit toutes les après-dînées, et exhortoit les autres à en faire autant ; il sortoit de table le soir au fruit, et s’alloit coucher tout de suite. Je me souviens qu’une fois entre bien d’autres, il mangea chez moi, après cette maladie, tant de poisson, de légumes et de toutes sortes de choses sans pouvoir l’en empêcher, que nous envoyâmes le soir chez lui savoir doucement s’il ne s’en étoit point fortement senti : on le trouva à table qui mangeoit de bon appétit. La galanterie lui dura fort longtemps. Mademoiselle en fut jalouse, cela les brouilla à plusieurs reprises. J’ai ouï dire à Mme de Fontenilles, femme très aimable, de beaucoup d’esprit, très vraie et d’une singulière vertu, depuis un très grand nombre d’années, qu’étant à Eu avec Mademoiselle, M. de Lauzun y vint passer quelque temps, et ne put s’empêcher d’y courir des filles ; Mademoiselle le sut, s’emporta, l’égratigna, le chassa de sa présence. La comtesse de Fiesque fit le raccommodement : Mademoiselle parut au bout d’une galerie ; il étoit à l’autre bout, et il en fit toute la longueur sur ses genoux jusqu’aux pieds de Mademoiselle. Ces scènes, plus ou moins fortes, recommencèrent souvent dans les suites. Il se lassa d’être battu, et à son tour battit bel et bien Mademoiselle, et cela arriva plusieurs fois, tant qu’à la fin, lassés l’un de l’autre, ils se brouillèrent une bonne fois pour toutes, et [ne] se revirent jamais depuis ; il en avoit pourtant plusieurs portraits chez lui, et n’en parloit qu’avec beaucoup de respect. On ne doutoit pas qu’ils ne se fussent mariés en secret. À sa mort, il prit une livrée presque noire, avec des galons d’argent, qu’il changea en blancs, avec un peu de bleu quand l’or et l’argent furent défendus aux livrées.

Son humeur naturelle triste et difficile, augmentée par la prison et l’habitude de la solitude, l’avoit rendu solitaire et rêveur, en sorte qu’ayant chez lui la meilleure compagnie, il la laissoit avec Mme de Lauzun, et se retiroit tout seul