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premier ministre par sa situation avec le roi, du cœur et de l’esprit duquel il se trouvoit le plein et l’unique possesseur, ce qui le rendroit si considérable et si nécessaire à M. le Duc qu’il n’oseroit faire la moindre chose sans son attache, en sorte que sans envie, sans jalousie, conservant tout l’extérieur de modestie, tout en effet seroit entre ses mains. Heurter un projet si pourpensé, et un projet de cette nature, eût été se casser le nez contre un mur. Aussi enrayai-je tout court dès ce que je le sentis, et je me gardai bien de lui dire que Mme de Prie et les autres entours de M. le Duc le feroient sûrement se mécompter, parce qu’ils voudroient bien sûrement gouverner et profiter, et qu’ils ne pourvoient l’espérer qu’en faisant que M. le Duc voulût gouverner avec indépendance, et par conséquent secouât très promptement le joug que Fréjus s’attendoit de lui imposer. Je le dis dès le soir à Mme de Saint-Simon, pour qui je n’eus jamais de secret, et du grand sens de qui je me trouvai si bien toute ma vie : elle en jugea tout comme moi.

La Chaise, fils du frère du feu P. de La Chaise confesseur du feu roi, et capitaine des gardes de la porte du roi, mourut chez lui en Lyonnois. Il ne laissa point de fils et avoit un brevet de retenue. Torcy obtint la charge pour son fils. Il y avoit déjà longtemps que toutes les secondes charges de la cour étoient devenues le préciput des fils de ministres. Celle-ci est une des moindres, mais on tient par elle ; et on suit le roi partout.

Le vieux Livry mourut aussi, mais il avoit obtenu de M. le duc d’Orléans la survivance de sa charge de premier maître d’hôtel du roi pour son fils. Livry père étoit un très bon homme, familier avec le feu roi, chez qui on jouoit toute la journée à des jeux de commerce. Il faisoit assez mauvaise chère et très mal propre, et s’y enivroit souvent les soirs. Il est pourtant vrai qu’il ne buvoit jamais de vin pur, mais une carafe d’eau lui auroit bien duré une année. Il buvoit sa bouteille en se levant avec une croûte de pain,