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paroître encore beaucoup lorsqu’il vint s’habiller. Il reçut le remerciement du duc d’Humières d’un air étonné et pesant ; et lui qui étoit toujours gracieux et poli à tout le monde, et qui savoit si bien dire à propos et à point, à peine lui répondit-il ; un moment après, nous nous retirâmes M. d’Humières et moi. Nous dînâmes chez le duc de Gesvres, qui le mena faire son remerciement au roi.

Cet état de M. le duc d’Orléans me fit faire beaucoup de réflexions. Il y avoit fort longtemps que les secrétaires d’État m’avoient dit que, dans les premières heures des matinées, ils lui auroient fait passer tout ce qu’ils auroient voulu, et signé tout ce qui lui eût été de plus préjudiciable. C’étoit le fruit de ses soupers. Lui-même m’avoit dit plus d’une fois depuis un an, à l’occasion de ce qu’il me quittoit quelquefois, quand j’étois seul avec lui, que Chirac le purgeottoit sans cesse sans qu’il y parût, parce qu’il étoit si plein qu’il se mettoit à table tous les soirs sans faim et sans aucune envie de manger, quoiqu’il ne prit rien les matins, et seulement une tasse de chocolat entre une et deux heures après midi, devant tout le monde, qui étoit le temps public de le voir. Je n’étois pas demeuré muet avec lui là-dessus ; mais toute représentation étoit parfaitement inutile. Je savois de plus que Chirac lui avoit nettement déclaré que la continuation habituelle de ses soupers le conduiroit à une prompte apoplexie ou à une hydropisie de poitrine, parce que sa respiration s’engageoit dans des temps, sur quoi il s’étoit récrié contre ce dernier mal qui étoit lent, suffoquant, contraignant tout, montrant la mort ; qu’il aimoit bien mieux l’apoplexie qui surprenoit et qui tuait tout d’un coup sans avoir le temps d’y penser.

Un autre homme, au lieu de se récrier sur le genre de mort dont il étoit promptement menacé, et d’en préférer un si terrible à un autre qui donne le temps de se reconnoître, eût songé à vivre et faire ce qu’il falloit pour cela