Page:Saint-Simon - Mémoires, Chéruel, Hachette, 1858, octavo, tome 19.djvu/85

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si véhémente dans ses volontés, et ses intérêts lui étoffent si chers et lui paraissoient si grands, que rien ne lui coûtoit pour arriver où elle tendoit. Son premier objet fut de se mettre à couvert par tous les moyens possibles du dénuement et de [la] tristesse de la vie d’une reine d’Espagne, veuve, et de ce qui lui pourroit arriver de la part du fils et successeur du roi, qui n’étoit pas le sien.

D’autres objets ne tardèrent pas à se joindre à celui-là, et à le rendre moins difficile. Elle eut plusieurs princes, et dès lors elle tourna toutes ses pensées à en faire un souverain indépendant pendant la vie du roi, chez qui, après sa mort, elle pût se retirer et commander. Pour arriver à ce but que jour et nuit elle méditoit, il falloit tourner les affaires de manière à le faciliter, se faire des créatures, et leur procurer des places dont les fonctions et l’autorité la pussent aider. Ce fut aussi à quoi elle se tourna tout entière, et ce fut par les ouvertures vraies ou fausses que l’adroit Albéroni sut lui présenter qu’il se rendit tout à fait maître de son esprit, ce que ses successeurs Riperda et Patiño imitèrent depuis avec le même succès pour eux-mêmes.

Dans l’entre-deux d’Albéroni et de Riperda que j’étois à Madrid, et que Grimaldo étoit le seul qui travailloit avec le roi, elle n’avoit point de secours, parce que les impressions qu’Albéroni lui avoit données contre Grimaldo subsistoient dans son esprit, de façon qu’elle ne pouvoit lui confier son secret et se servir de lui. Ce secret toutefois étoit pénétré. Albéroni en furie de sa chute ne le lui avoit pas gardé ; mais elle se flattoit qu’un premier ministre chassé, et de la réputation que celui-là s’étoit si justement acquise partout, au dedans et dehors, n’en seroit pas cru à ses discours pleins de rage et de fiel. Mais elle étoit étrangement embarrassée, abandonnée ainsi à sa seule conduite. C’étoit aussi ce qui l’attachoit plus fortement à la cabale italienne, et qui, par cela même, donnoit aux Italiens plus de force, de vigueur et de crédit. Elle se piquoit d’avoir beaucoup d’égards pour