Page:Saint-Simon - Mémoires, Chéruel, Hachette, 1858, octavo, tome 19.djvu/80

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et, dans mes audiences qui se tournoient toujours en conversation, je l’ai plusieurs fois ouï parler et raisonner bien ; mais où il y avoit du monde, ordinairement il ne me disoit qu’un mot qui étoit une question courte ou quelque chose de semblable, et n’entroit jamais dans aucune conversation.

Il étoit bon, facile à servir, familier avec l’intérieur, quelquefois même au dehors avec quelques seigneurs. L’amour de la France lui sortoit de partout. Il conservoit une grande reconnoissance et vénération pour le feu roi, et de la tendresse pour feu Monseigneur, surtout pour feu Mgr le Dauphin, son frère, de la perte du quel il ne pouvoit se consoler. Je ne lui ai rien remarqué sur pas un autre de la famille royale que pour le roi, et [il] ne s’est jamais informé à moi de qui que ce soit de la cour que de la seule duchesse de Beauvilliers, et avec amitié.

On a peine à comprendre ses scrupules sur sa couronne, et de les concilier avec cet esprit de retour, en cas de malheur, à la couronne de ses pères, à laquelle il avoit si solennellement renoncé, et plus d’une fois. C’est qu’il ne pouvoit s’ôter de la tête la force des renonciations de la reine en épousant le feu roi, et de toutes les précautions possibles dont on les avoit affermies, et en même temps il ne pouvoit comprendre que Charles II eût été en droit et en pouvoir de disposer par son testament d’une monarchie dont il n’étoit qu’usufruitier, et non pas propriétaire, comme l’est un particulier de ses acquêts dont il est libre de disposer. Voilà sur quoi le P. Daubenton avoit eu sans cesse à le combattre ; il se croyoit usurpateur. Dans cette pensée, il nourrissoit cet esprit de retour en France, et par en préférer la couronne et le séjour, et peut-être plus encore pour finir ses scrupules en abandonnant l’Espagne. On ne peut pas se cacher que tout cela ne fût fort mal arrangé dans sa tête, mais le fait est que cela l’étoit ainsi, et que l’impossibilité seule s’est opposée à un abandon auquel il croyoit être obligé, et qui eut une part très principale en l’abdication qu’il fit et qu’il méditoit