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riens pour un premier ministre, et dès lors quelle multitude de soins pour lui, et quelle dangereuse glace que celle sur laquelle marchent toujours les ministres à son égard ? La paix et la guerre, les liaisons bonnes ou mauvaises avec les puissances étrangères, les traités et leurs diverses conditions, les conjonctures à saisir ou à laisser tomber, tout est en la main du premier ministre, qui combine, avise et ajuste tout à son intérêt personnel, qui, dans sa bouche, n’est que celui de l’État. Les ministres qui travaillent sous lui, à qui le vrai intérêt de l’État est clair et celui du premier ministre dans les ténèbres, c’est à ces ministres à bien prendre garde à eux, à examiner les yeux et la contenance du premier ministre, à se garer même de ses discours tenus souvent pour les sonder, à ne parler qu’avec incertitude, sans s’expliquer jamais nettement, parce que ce n’est pas leur avis que le premier ministre cherche, mais leur aveu que le sien, quand il jugera à propos de le dire, est la politique la plus exquise et le plus solide intérêt de l’État. Il en est de même sur les finances, et sur ce qui regarde les particuliers. La place de premier ministre, qui décide de toutes les affaires et de toutes les fortunes, est si enviée, si haïe, ne peut éviter de faire un si grand nombre de mécontents de tout genre et de toute espèce, qu’il a continuellement à redouter. Il doit donc multiplier et fortifier ses précautions. Rien de tout ce qui peut le maintenir et le raffermir ne lui paroît injuste. En ce genre il peut tout ce qu’il veut, et il veut tout ce qu’il peut. En récompense de tant d’avisements, de soins, de précautions, de frayeurs, de combinaisons, de mascarades de toutes les sortes, il accumule sur soi et sur les siens les charges, les gouvernements, les bénéfices, les chapeaux, les richesses, les alliances. Il s’accable de biens, de grandeurs, d’établissements pour se rendre redoutable au prince même ; mais son grand art est de le persuader à fond, qu’il est l’homme unique dont il ne peut se passer, à qui il est redevable de tout, sans qui tout périroit, pour lequel il ne