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le goût du prince ; et, comme il s’en trouve toujours quelqu’un trop difficile à perdre, de n’oublier rien pour les gagner. L’intérêt de l’État, toujours subordonné au sien, rend tout conseil d’État, de finance, et tous autres inutiles, et la fortune de ceux qui les composent toujours douteuse. Ils sont réduits à chercher et à deviner la volonté du premier ministre, dont l’ignorance leur devient dangereuse, et la moindre résistance fatale.

« Un roi n’a d’intérêt que celui de l’État : on n’a donc point ces embarras avec lui. Il s’explique nettement et librement de ses volontés : on sait donc à quoi s’en tenir. On obéit, ou, si on croit lui devoir faire quelques représentations sages, ou lui faire apercevoir ce qu’on soupçonne lui être échappé de réflexions à faire sur cette volonté, on le fait avec respect et sans crainte, parce que le roi, dont la place et l’autorité sont inamissibles, n’en peut concevoir aucun soupçon ; et, s’il persévère dans sa volonté, c’est sans mauvais gré à qui l’a combattue. À l’égard du premier ministre, c’est précisément tout le contraire. Quelque tout-puissant, quelque affermi qu’il soit, toute représentation lui est odieuse. Plus elle est fondée, plus elle le choque, plus il craint un esprit qu’il sent qui va au fait. Il redoute d’être tâté, encore plus d’être feuilleté. Quiconque en a l’imprudence, même sans mauvaise intention, sa perte est résolue et ne tarde pas.

« Le premier ministre a toujours un intérêt oblique qu’il cache sous tous les voiles qu’il peut, et cela en toute espèce d’affaires. Malheur à qui les perce, s’il s’en aperçoit. Sa place et sa puissance, de quelque façon qu’elles soient établies, ne tiennent qu’à la volonté du prince. Le rien souvent, aussitôt que l’affaire la plus importante, peut altérer cette volonté, et lui causer bien de cuisantes inquiétudes, et bien du travail pour se rassurer dans sa place et dans son autorité. Le moindre affaiblissement lui annonce sa ruine ; un autre rien peut la déterminer. Il n’y a donc point de