Page:Saint-Simon - Mémoires, Chéruel, Hachette, 1858, octavo, tome 19.djvu/373

Cette page n’a pas encore été corrigée

du cardinal Dubois ab incunabulis [1] jusqu’alors, où je ne l’avois point porté ni donné aucune occasion. Cette seconde promenade dura assez de temps et toujours en silence, lui la tête basse comme quand il étoit embarrassé et peiné, moi comme ayant tout dit et attendant ce qui sortiroit de ce silence après une telle conversation. Enfin il se remit à son bureau à sa place ordinaire, et moi vis-à-vis de lui assis, lui, comme d’abord, ses coudes sur le bureau, sa tête fort basse entre ses deux mains.

Il demeura plus d’un demi-quart d’heure de la sorte, sans remuer, sans ouvrir la bouche ni moi non plus qui n’ôtais pas les yeux de dessus lui. Cela finit par soulever sa tête sans remuer d’ailleurs, l’avancer vers moi et me dire d’une voix basse, foible, honteuse, avec un regard qui ne l’étoit pas moins : « Mais pourquoi attendre et ne le pas déclarer tout à l’heure ? » Tel fut le fruit de cette conversation. Je m’écriai : « Ah ! monsieur, quelle parole ! Qui est-ce qui vous presse si fort ? N’y serez-vous pas toujours à temps ? donnez-vous au moins le temps de la réflexion à tout ce que nous venons de dire, et à moi de vous expliquer ce que c’est qu’un premier ministre et le prince qui le fait. » Il remit doucement sa tête entre ses deux mains sans répondre une seule parole. Quoique atterré d’une résolution si prompte après ce que lui-même avoit dit des degrés et de l’ambition du cardinal Dubois, je sentis que le salut de la chose, si tant étoit qu’il se pût espérer, n’étoit plus dans les raisons d’opposition, qui étoient toutes épuisées, mais uniquement dans le délai. Il fut court, car après un peu de silence, il se leva et me dit : « Ho ! bien donc, revenez ici demain à trois heures précises raisonner encore de cela, et nous en aurons tout le temps. » Je pris les papiers que j’avois à reprendre et je sortis. Il courut après moi et me rappela pour me dire : « Au moins, demain à trois heures ; je vous prie, n’y manquez pas, »  et

  1. Depuis le berceau.