Page:Saint-Simon - Mémoires, Chéruel, Hachette, 1858, octavo, tome 19.djvu/370

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bien plus longue que je ne l’écris. Comme je l’eus finie, il me dit que tout cela étoit vrai, et qu’il y avoit pis encore ; c’étoit, ajouta-t-il, qu’il n’avoit plus besoin de femmes, et que le vin ne lui étoit plus de rien, même le dégoûtoit. « Mais, monsieur, m’écriai-je, par cet aveu, c’est donc le diable qui vous possède, de vous perdre pour l’autre monde et pour celui-ci, par les deux attraits dont il séduit tout le monde, et que vous convenez n’être plus de votre goût ni de votre ressort que vous avez usé ; mais à quoi sert tant d’esprit et d’expérience ; à quoi vous servent jusqu’à vos sens, qui las de vous perdre, vous font, malgré eux sentir la raison ? Mais avec ce dégoût du vin et cette mort à Vénus, quel plaisir vous peut attacher à ces soirées et à ces soupers, sinon du bruit et des gueulées qui feroient boucher toute autre oreille que les vôtres, et qui, plaisir d’idées et de chimères, est un plaisir que le vent emporte aussitôt, et qui n’est plus que le déplorable partage d’un vieux débauché qui n’en peut plus, qui soutient son anéantissement par les misérables souvenirs que réveillent les ordures qu’il écoute ? » Je me tus quelques moments, puis je le suppliai de comparer des plaisirs honteux de tous points, des plaisirs même qui se déroboient à lui sans espérance de retour avec des amusements honnêtes, décents, des délassements de son âge, de son rang, de la place qu’il tenoit dans l’État, et que, sous un autre nom, il devoit tâcher de conserver après la majorité ; des amusements qui le montreroient tel qu’il étoit, et qui lui concilieroient tout le monde, par l’honneur de vivre quelquefois avec lui, et par les espérances qui s’y attacheroient et qui lui attacheroient dès lors tous ceux qui les concevroient pour eux ou pour les leurs, ceux même qui seroient au-dessus et au-dessous de ces espérances, par la joie de voir enfin mener une vie raisonnable et digne au maître de toutes les affaires et de toutes les fortunes, et d’être délivrés de la frayeur de voir, avec le temps, le roi tomber dans des égarements plus pardonnables à la jeunesse,