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dedans ; il n’y donnoit ni temps ni soins, qu’en très légère apparence, et seulement pour les retenir toutes à soi, où elles se fondoient et périssoient toutes. Son crâne étroit n’étoit pas capable d’en embrasser plus d’une à la fois, ni aucune qui n’eût un rapport direct et nécessaire à son intérêt personnel. Il n’avoit été occupé que d’amener tout à soi, et de conduire son maître au point de n’oser, sans lui, remuer la moindre paille, encore moins décider rien que par son avis, et conformément à son avis, en sorte qu’en grâces comme en affaires, en choses courantes comme en choses extraordinaires, il ne s’agissoit plus de M. le duc d’Orléans, à qui personne, pas même aucun ministre n’osoit aller, pour quoique ce fût, sans l’aveu et la permission du cardinal, dont le bon plaisir, c’est-à-dire l’intérêt et le caprice, étoit devenu l’unique mobile de tout le gouvernement. M. le duc d’Orléans le voyoit, le sentoit ; c’étoit un paralytique qui ne pouvoit être remué que par le cardinal, et dans lequel, à cet égard, il n’y avoit plus de ressource.

Cet état causoit, mais sourdement, un gémissement général, par la crainte qu’avoit répandue de soi cet homme qui pouvoit tout, qui ne connoissoit aucune mesure, et qui s’étoit rendu terrible. Je m’en affligeois plus que personne par amour pour l’État, par attachement pour M. le duc d’Orléans, par la vue des suites nécessaires, et plus que personne je voyois évidemment qu’il n’y avoit point de remède, par ce que je connoissois et j’approchois de plus près que personne. Malgré un empire si absolu et si peu contredit, l’usurpateur du pouvoir suprême me craignoit encore et me ménageoit. Il n’avoit pu que contraindre la confiance de M. le duc d’Orléans en moi, sa familiarité, l’habitude, le goût, je n’oserois dire le soulagement de me voir et de me parler jusque dans sa contrainte, dont il s’échappoit quelquefois, et ma liberté, ma vérité, dirai-je encore le désintéressement qui me rendoit hardi à n’écouter que le bien de l’État et mon attachement pour le régent, pour lui parler ou lui répondre,