Page:Saint-Simon - Mémoires, Chéruel, Hachette, 1858, octavo, tome 19.djvu/324

Cette page n’a pas encore été corrigée

Cette proposition d’exil balança huit jours, pendant lesquels le cardinal me détachoit sans cesse Belle-Ile pour m’exorciser par ma haine et par mon intérêt, et me dire ce que le cardinal n’osoit lui-même, pour n’avoir pas à se fâcher de la persévérance de mon opposition. Elle l’emporta toutefois et m’indisposa le cardinal de plus en plus. Mais je ne pus me résoudre de servir ses projets ni ma haine aux dépens de M. le duc d’Orléans. Cette suspension d’exil ne fut pas longue.

Cinq semaines ou environ après, que je pensois qu’il n’en fût plus question du tout, j’allai au Palais-Royal (car de Meudon, que j’habitois, je voyois M. le duc d’Orléans à Versailles et à Paris, quand il y étoit, les jours destinés par moi à le voir), et je trouvai La Vrillière seul dans la petite galerie avant son petit cabinet, laquelle étoit toujours vide, et on attendoit dans la pièce qui la précédoit. Surpris de le voir là et encore plus de l’heure qui n’étoit pas la sienne, je lui demandai ce qu’il y faisoit. Il me dit qu’il avoit un mot à dire à M. le duc d’Orléans. J’entrai tout de suite dans le cabinet où il étoit seul, avec l’air assez embarrassé. Je lui demandai ce qu’il y avoit, que La Vrillière étoit dans la petite galerie. « C’est pour fondre la cloche, me répondit-il. —Comment ? dis-je, quelle cloche ? — L’exil du duc de Noailles, reprit-il. — Comment, lui dis-je, après [avoir] senti et goûté la force de tout ce que je vous ai représenté là-dessus ! En vérité, monsieur, vous n’y pensez pas. » Et tout de suite je repris les principales raisons. Nous étions debout. Alors il se mit à se promener, la tête basse, par ce cabinet, quoique fort petit, comme il faisoit toujours quand il se trouvoit debout et embarrassé de quelque chose. Cette promenade et mon discours, avec peu de répliques de sa part et faibles, dura un bon quart d’heure. Le silence succéda, pendant lequel il se mit le nez tout contre les vitres de la fenêtre, puis, se tournant à moi, me dit tristement : « Le vin est tiré, il faut le boire. » Je vis qu’il avoit combattu, qu’il sentoit