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les roues portoient à faux et en l’air, tantôt cent, tantôt deux cents pas, quelquefois davantage. Des paysans en grand nombre étoient commandés pour tenir le carrosse par de longues et fréquentes courroies, qui se relayoient en marchant à travers les rochers avec toutes les peines et les périls qui se peuvent imaginer pour la voiture et pour eux-mêmes. On n’avoit rien fait à ce chemin pour le rendre plus praticable, et le roi et la reine n’en avoient pas la moindre peur. Les femmes qui la suivoient en mouroient, quoique dans des voitures exprès fort étroites. Pour les hommes de la suite, ils passoient sur des mules. Je n’ajouterai point de réflexions à un usage si surprenant.

Les lettres que le courrier Bannière m’avoit apportées étoient du 2 mars. Un courrier, dépêché par le duc d’Ossone, qui étoit encore à Paris, m’en apporta une du cardinal Dubois, du 8 mars, dont le singulier entortillement me divertit et me confirma dans le parti que j’avois pris. J’avois reçu, il y avoit déjà quelque temps, mes lettres de récréance [1] et tout ce qu’il falloit pour prendre congé. Le cardinal, qui mouroit de peur que je ne m’en servisse, n’en avoit pas moins de me la laisser apercevoir. Sa lettre fut donc un tissu de oui et de non, de l’importance des services à rendre en Espagne pour consolider l’union, du désir de mon retour pour des raisons non moins pressantes pour le service de l’État et de M. le duc d’Orléans, toujours la condition de ne partir point sans avoir accrédité Chavigny jusqu’à la confiance, toutefois ne vouloir point entreprendre sur ma liberté, et de tout laisser à ma prudence. Je compris par le tissu de cette lettre que, pour peu que j’en attendisse d’autres, elles se trouveroient d’un style décisif, qui se trouveroient appuyées de celles de M. le duc d’Orléans, que le cardinal Dubois faisoit telles que bon lui sembloit. Je pris donc mon

  1. Les lettres de récréance étaient celles qu’un souverain envoyait à son ambassadeur pour les remettre au prince dont il prenait congé.