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qui prit assez de créance subite pour me surprendre beaucoup. Il se répandit donc que je quittois le caractère d’ambassadeur de France, et que j’allois être déclaré premier ministre d’Espagne. Le peuple, à qui ma dépense apparemment avoit plu, et à qui personne de chez moi n’avoit donné aucun sujet de plainte, se mit à crier après moi dans les rues, à me le dire, à témoigner sa joie et jusque du dedans des boutiques. Il s’en assembla même autour de ma maison avec les mêmes témoignages que je dissipai le plus civilement et le plus promptement que je pus, en les assurant qu’il n’en étoit rien, et que je partois incessamment pour retourner en France.

Je ne puis pas dire que je fusse insensible à ces marques d’estime et d’affection ; mais ce qui me toucha véritablement fut ce qui m’arriva avec le marquis de Montalègre, sommelier du corps. Je le rencontrai à l’entrée des appartements du Retiro. Il accourut à moi, m’embrassa et me dit qu’il étoit transporté de joie de ce que je leur demeurois et de ce que j’allois être premier ministre. Je le remerciai de cette marque si grande de l’honneur de son estime et de son amitié, et je l’assurai en même temps qu’il n’en étoit rien, et que je partirois dans fort peu de jours pour retourner en France. J’eus à peine achevé, que Montalègre, jetant sur moi des yeux de dépit et de colère, tourna tout court, et me quitta sans révérence et sans me répondre un seul mot. Beaucoup de seigneurs m’en firent des compliments, à qui je répondis de même.

Je réparerai ici, quoiqu’en lieu déplacé, l’oubli d’une bagatelle, mais singulière, sur le chemin dans la montagne, pour aller à Balsaïm : c’est que le roi et la reine d’Espagne faisoient toujours ces voyages dans un grand carrosse de la reine à sept glaces, en sorte qu’en passant la montagne par le même chemin que je fis, et qui étoit l’unique, il n’y avoit pas deux doigts de marge entre leurs roues et le précipice, presque tout le long du chemin, et qu’en plusieurs endroits