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bien fâchée, vous vous priveriez d’un plaisir où toute la cour s’attend à vous voir, et vous avez trop de raisons et de désir de plaire au roi et à la reine pour en manquer aucune occasion. »

Elle étoit assise et ne me regardoit pas. Mais aussitôt après ces paroles, elle tourna la tête sur moi, et d’un ton le plus décidé que je n’en ouïs jamais : « Non, monsieur, me dit-elle, je le répète, je n’irai point au bal ; le roi et la reine y iront s’ils veulent. Ils aiment le bal, je ne l’aime point ; ils aiment à se lever et à se coucher tard, moi à me coucher de bonne heure. Ils feront ce qui est de leur goût, et je suivrai le mien. » Je me mis à rire, et lui dis qu’elle vouloit se divertir à m’inquiéter, mais que je n’étois pas si facile à prendre sérieusement ce badinage ; qu’à son âge on ne se privoit pas si volontiers d’un bal, et qu’elle avoit trop d’esprit pour priver toute la cour et le public de cette attente, encore moins à montrer un goût si peu conforme à celui du roi et de la reine, et qui paroîtroit si étrange à son âge et à son arrivée ; mais qu’après cette plaisanterie le mieux étoit de ne prolonger pas plus longtemps une attente, dont le délai d’un bal, tout rangé et tout prêt depuis si longtemps, devenoit indécent. Les dames m’appuyèrent, et la conversation entre elles et moi continua de la sorte sans que la princesse fît seulement contenance de nous entendre.

En sortant, la duchesse de Monteillano me suivit avec la duchesse de Liria et Mme de Riscaldalgre. Elles m’entourèrent hors de la porte de la chambre, et me témoignèrent leur effroi d’une volonté si arrêtée dans une personne de cet âge contre devoir et plaisir, et dans un pays où elle ne faisoit que d’arriver, et toute seule parmi tous gens inconnus. J’en étois plus épouvanté qu’elles ; j’en voyois des conséquences capables d’apporter de grandes suites. Mais j’essayai de les rassurer sur un reste de maladie et d’humeurs en mouvement qui pouvoient causer ce méchant effet, mais qui cesseroit avec le retour de la pleine santé. Toutefois j’étois