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la guerre sur ces deux frontières, et je ne voyois point que nous fussions en état de la bien soutenir par nous-mêmes ni par nos alliances. Je sentois le triste état de nos finances, et je voyois le désordre de celles d’Espagne. Notre épuisement d’hommes se présentoit à moi, et je le trouvois encore plus grand en Espagne. Notre peste, par surcroît de malheur, détruisoit encore les hommes, et les finances aussi par l’interruption du commerce. Nous touchions au congrès de Cambrai, que cette guerre auroit dissipé ou tourné contre nous ; et, pour ne rien oublier, le roi, majeur dans un an, à qui on ne manqueroit pas de peindre cette entreprise avec les couleurs les plus noires.

Toutes ces raisons mises d’un côté, l’inutilité indécente du passage de don Carlos actuellement, même de bien longtemps, de l’autre, et avant l’ouverture de la première des deux successions, me fit conclure que si j’étois du conseil de l’empereur, je ne désirerois rien davantage qu’une telle entreprise si fort à contre-temps, qui ne pouvoit mériter que le nom d’une folle équipée, qui n’auroit pu que lui procurer une augmentation de grandeur en Italie et en Europe, une grande jalousie et l’épuisement aux deux couronnes, et tout au moins faire échouer l’établissement de don Carlos en Italie. Que si, au contraire, je m’étois trouvé à la tête du conseil du roi ou de l’Espagne, je n’aurois songé qu’à éteindre l’inquiétude causée par la nouvelle réunion des deux branches royales et des deux couronnes par la plus profonde apparence d’inaction, de prétentions, de désirs ; qu’à éviter tout ce qui pourroit entraîner le plus petit engagement ; qu’à terminer utilement le congrès de Cambrai pour nous procurer une situation stable, paisible, assurée avec tous nos voisins ; entretenir une longue et profonde paix ; éteindre toute crainte et tous soupçons, quelque légers qu’ils puissent être ; étreindre soigneusement l’union des deux couronnes ; profiter continuellement mais doucement et sans éclat des avantages de son commerce ;