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la Haye, à quoi le chagrin eut grande part. Créature, puis confident intime, conseiller le plus accrédité du prince d’Orange, et l’instrument de l’autorité et du pouvoir sans bornes qu’il s’étoit acquis dans les Provinces-Unies, il en avoit épousé tous les intérêts, ses affections et ses haines. On a vu ici ailleurs, et pourquoi, le prince d’Orange étoit devenu l’ennemi personnel du roi, et le plus grand ennemi de la France. Heinsius succéda non à ses charges et à l’autorité qu’elles donnent, mais à tout son crédit sur les esprits et à son art de gouverner et de devenir le premier mobile et comme le maître de toutes les délibérations importantes de sa république. Entraîné par son grand objet d’humilier la France et la personne du roi, flatté par la cour rampante que lui faisoient sans ménagement le prince Eugène et le duc de Marlborough, jusqu’à attendre quelquefois deux heures dans son antichambre, il ne voulut jamais la paix, et tous trois ne visèrent pas à moins, au milieu de leurs énormes succès, qu’à réduire la France au-dessous de la paix de Vervins.

Les finances de l’empereur, quoique le plus intéressé, étoient toujours fort courtes. Quelque animés que fussent les Anglois, leur parlement sentoit avec peine le poids d’une distribution si inégale, et n’alloit pas à beaucoup près à ce qu’il étoit nécessaire d’en tirer. Ce fut donc à la Hollande à suppléer pour ces deux puissances. La haine d’Heinsius, et les cajoleries des deux héros du temps l’aveuglèrent, acheva de ruiner sa république, que son crédit et son autorité entraîna. Il fut trente ans pensionnaire, et jamais pensionnaire n’a été si maître de toutes les affaires, on pourroit dire si absolu, si la forme du gouvernement n’eût demandé des insinuations lumineuses et adroites, mais qui avoient toujours un plein succès. On peut juger par là de la capacité, des connoissances, de la dextérité, de l’éloquence, de l’expérience et de la force de tête de ce ministre, qui, n’[y] ayant point de stathouder depuis la mort du roi Guillaume,