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pas eu le temps d’examiner les papiers, avec une incurie à laquelle tout cédoit. Les premières heures de ses matinées étoient peu libres. Sa tête, offusquée encore des fumées du vin et de la digestion des viandes du souper, n’étoit pas en état de comprendre, et les secrétaires d’État m’ont souvent dit que c’étoit un temps où il ne tenoit qu’à eux de lui faire signer tout ce qu’ils auroient voulu. Ce temps fut pris par l’abbé Dubois pour lui rendre compte des papiers arrivés de Poitiers, tel qu’il jugea à propos. Il n’en dit et n’en montra que ce qu’il voulut, et ne se dessaisit jamais d’aucun entre les mains du régent, aussi peu de pas un autre. La confiance aveugle, et la négligence abandonnée de ce prince en cette occasion fut incompréhensible ; et ce qui l’est encore plus, c’est que l’une et l’autre régna dans toute la suite de cette affaire et dans toutes ses parties, et rendit l’abbé Dubois le maître unique des preuves, des soupçons, de la conviction, de l’absolution, de la punition.

Il n’admit dans cette affaire que le garde des sceaux et Le Blanc, parce qu’il ne put s’en passer, mais sans leur dire qu’autant et si peu qu’il lui convenoit. Le premier étoit dans son intimité et dans son entière et absolue dépendance ; le second n’étoit que dans la même dépendance, et se flattoit mal à propos de l’intimité ; tous deux, dans la stupeur de sa conduite dans cette affaire, et dans la frayeur de lui faire la moindre question et d’outrepasser ses ordres d’une ligne. C’étoit de sa seule volonté que leurs places dépendoient ; il le leur faisoit sentir tous les jours. Ils comptoient donc le maître pour rien et le valet pour tout. Leurs démarches, leurs interrogatoires, les comptes qu’ils rendirent au régent dans tout le cours de cette affaire, ce qu’ils poussèrent, ce qu’ils firent semblant de pousser, ce qu’ils laissèrent échapper ou tomber, ce qu’ils favorisèrent, ce qu’ils dirent au régent et ce qu’ils lui turent, en un mot toute leur conduite, leurs démarches, jusqu’à leurs paroles, et tout cela jusque dans le dernier détail et dans la précision la plus exacte, fut