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qu’eux seuls ignoroient, que d’une infinité de forfaits particuliers qui ne sont plus bons qu’à passer sous silence.

M. le duc d’Orléans ne contraignit point sa joie, moins encore l’abbé Dubois : c’étoit leur ouvrage qui renversoit leur ennemi personnel, et avec lui le mur de séparation si fortement élevé par Albéroni entre le régent et le roi d’Espagne, et du même coup l’obstacle unique de la paix. Cette dernière raison fit éclater la même joie en Italie, à Vienne, à Londres ; les puissances alliées s’en félicitèrent ; jusqu’aux Hollandois furent ravis d’être délivrés d’un ministère si double, si impétueux, si puissant, et on espéra à Turin trouver des ressources de politique et de ruses qu’Albéroni avoit tant contribué à rendre suspectes ou inutiles. M. le duc d’Orléans dépêcha le chevalier de Marcieu, homme fort adroit, fort intelligent, et fort dans la main de l’abbé Dubois aux derniers confins de la frontière pour y attendre Albéroni, l’accompagner jusqu’au moment de son embarquement en Provence pour l’Italie, ne le pas perdre de vue, lui faire éviter les grandes villes et même les gros lieux autant qu’il seroit possible, ne pas souffrir qu’il lui fût rendu aucune sorte d’honneur, surtout empêcher quelque communication que ce pût être avec lui sans exception de personne, en un mot, le conduire civilement comme un prisonnier gardé à vue. Marcieu exécuta à la lettre cette commission désagréable, mais d’autant plus nécessaire que, tout disgracié qu’étoit Albéroni, on en craignoit encore les dangereuses pratiques, traversant une grande partie de la France, où tout ce qui étoit contraire au régent, avoit eu recours à lui, et où l’affaire de Bretagne n’étoit pas encore finie, et ce ne fut pas sans grande raison que toute sorte de liberté, d’accès, de curiosité même lui fut soigneusement retranchée.

On peut juger ce qu’en souffrit un homme si impétueux et si accoutumé à tout pouvoir et à tout faire ; mais il sut s’accommoder à un si grand et si prompt changement d’état, se posséder, ne se hasarder à aucun refus, être sage et mesuré