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l’abbé Dubois pour hasarder d’attaquer Albéroni auprès de la reine, et par elle auprès du roi, comme un ministre qui avoit ruiné l’Espagne, qui étoit l’unique obstacle de la paix pour ses vues personnelles, auxquelles il avoit sacrifié sans cesse Leurs Majestés Catholiques et les avoit commises seules contre toutes les puissances de l’Europe. Comme je ne raconte que ce que je sais, je serai bien court sur un événement si intéressant.

Laura réussit. Albéroni, au moment le moins attendu, reçut un billet du roi d’Espagne, par lequel il lui ordonnoit de se retirer à l’instant sans voir ni écrire à lui ni à la reine, et de partir dans deux fois vingt-quatre heures pour sortir d’Espagne ; et cependant un officier des gardes du corps fut envoyé auprès de lui jusqu’à son départ. Comment cet ordre accablant fut reçu, ce que fit et ce que devint le cardinal, je l’ignore ; je sais seulement qu’il obéit et qu’il prit son chemin par l’Aragon. On eut si peu de précaution à l’égard de ses papiers et des choses qu’il emportoit qui furent immenses en argent et en pierreries, que ce ne fut qu’après les premières journées que le roi d’Espagne fut averti que le testament original de Charles II ne se trouvoit plus. On jugea aussitôt qu’Albéroni avoit emporté ce titre si précieux par lequel Charles II nommoit Philippe V roi d’Espagne, et lui léguoit tous ses vastes États, pour s’en servir peut-être à gagner les bonnes grâces et la protection de l’empereur, en lui faisant un sacrifice. On envoya arrêter Albéroni. Ce ne fut pas sans peine et sans les plus terribles menaces qu’il rendit enfin le testament, en jetant les plus hauts cris, et quelques autres papiers importants qu’on s’étoit aperçu en même temps qui manquoient. La terreur qu’il avoit imprimée l’étoit si profondément, que jusqu’à ce moment personne n’osa parler ni montrer sa joie, quoique parti. Mais cet événement rassurant contre le retour, ce fut un débordement sans exemple d’allégresse universelle, d’imprécations et de rapports contre lui au roi et à la reine, tant des choses les plus publiques