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et midi, m’avoit souvent pressé d’en recevoir sans qu’il m’en coûtât rien, et de le gouverner sans que je m’en mélasse pour me valoir plusieurs millions. Tant de gens de toute espèce y en avoient gagné plusieurs par leur seule industrie, qu’il n’étoit pas douteux que Law ne m’en fit gagner encore plus et plus rapidement ; mais je ne voulus jamais m’y prêter. Law s’adressa à Mme de Saint-Simon, qu’il trouva aussi inflexible. Enrichir pour enrichir, il eût bien mieux aimé m’enrichir que tant d’autres, et m’attacher nécessairement à lui par cet intérêt dans la situation où il me voyoit auprès du régent. Il lui en parla donc pour essayer de me vaincre par cette autorité. Le régent m’en parla plus d’une fois : j’éludai toujours.

Enfin, un jour qu’il m’avoit donné rendez-vous à Saint-Cloud, où il étoit allé travailler pour s’y promener après, étant tous deux assis sur la balustrade de l’orangerie qui couvre la descente dans le bois des Goulottes, il me parla encore du Mississipi, et me pressa infiniment d’en recevoir de Law ; plus je résistai, plus il me pressa, plus il s’étendit en raisonnements ; à la fin il se fâcha, et me dit que c’étoit être trop glorieux aussi, parmi tant de gens de ma qualité et de ma dignité qui couroient après, de refuser obstinément ce que le roi me vouloit donner, au nom duquel tout se faisoit. Je lui répondis que cette conduite seroit d’un sot et d’un impertinent encore plus que d’un glorieux ; que ce n’étoit pas aussi la mienne ; que, puisqu’il me pressoit tant, je lui dirois donc mes raisons ; qu’elles étoient que, depuis la fable du roi Midas, je n’avois lu nulle part, et encore moins vu, que personne eût la faculté de convertir en or tout ce qu’il touchoit ; que je ne croyois pas aussi que cette vertu fût donnée à Law, mais que je pensois que tout son savoir étoit un savant jeu, un habile et nouveau tour de passe-passe, qui mettoit le bien de Pierre dans la poche de Jean, et qui n’enrichissoit les uns que des dépouilles des autres ; que tôt ou tard cela tariroit, le jeu se verroit à découvert,