Page:Saint-Simon - Mémoires, Chéruel, Hachette, 1858, octavo, tome 17.djvu/18

Cette page n’a pas encore été corrigée

Les larmes me gagnent, me dit-elle ; je vous ai prié de descendre pour me rendre un office : la main ne va pas bien ; je vous prie d’achever d’écrire pour moi ; » et me tendit l’écritoire et sa lettre dessus. Je la pris, et elle m’en dicta le reste, que j’écrivis tout de suite à ce qu’elle avoit écrit.

Je fus frappé du dernier étonnement d’une lettre si concise, si expressive, des sentiments les plus convenables, des termes si choisis, tout enfin dans un ordre et une justesse qu’auroient à peine produits dans le meilleur écrivain les réflexions les plus tranquilles, et cela couler de source parmi le plus violent trouble, l’agitation la plus subite et le plus grand mouvement de toutes les passions, à travers les sanglots et un torrent de larmes. Elle finissoit qu’elle alloit pour quelque temps à Montmartre pleurer le malheur de ses frères et prier Dieu pour sa prospérité. J’aurai regret toute ma vie de ne l’avoir pas transcrite. Tout y étoit si digne, si juste, si compassé que tout y étoit également dans le vrai et dans le devoir, une lettre enfin si parfaitement belle qu’encore que je me souvienne en gros de ce qu’elle contenoit, je n’ose l’écrire de peur de la défigurer. Quel profond dommage que tant d’esprit, de sens, de justesse, qu’un esprit si capable de se posséder dans les moments premiers si peu susceptibles de frein, se soit rendu inutile à tout et pis encore, par cette fureur de bâtardise qui perdit et consuma tout !

La lettre écrite, je la lui lus. Elle ne la voulut point fermer, et me pria de la rendre. Je lui dis que je remontois chez Madame, et qu’avant partir, je saurois de Son Altesse Royale si elle n’avoit plus rien à m’ordonner. Comme j’achevois avec Madame, la duchesse Sforze vint lui parler de la part de Mme la duchesse d’Orléans sur son voyage de Montmartre, pour la prier de garder avec elle Mlle de Valois. La mère et la fille n’étoient pas trop bien ensemble, et celle-ci haïssait souverainement les bâtards et leur rang. Madame avec bonté approuva tout ce que voudroit Mme la duchesse d’Orléans,