Page:Saint-Simon - Mémoires, Chéruel, Hachette, 1858, octavo, tome 17.djvu/145

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mare avoit ordre de lui présenter en main propre, qui est une voie usitée entre souverains de se parler et de se faire des représentations, elle n’auroit rien contre la vraisemblance, si le style pouvoit convenir entre deux grands monarques. C’est donc la simple lecture de cette pièce si étrange qui la rend indigne de passer pour venir du roi d’Espagne, et très digne de l’esprit et de l’éloquence du cabinet de Sceaux. Ces pièces firent du bruit, et tombèrent bientôt d’elles-mêmes. M. le duc d’Orléans les méprisa, et n’en fut point affecté. Il n’en fut pas de même d’une pièce de vers qui parut presque dans le même temps sous le nom de Philippiques, et qui fut distribuée avec une promptitude et une abondance extraordinaire. La Grange, élevé autrefois page de Mme la princesse de Conti fille du roi, eu fut l’auteur, et ne le désavouoit pas. Tout ce que l’enfer peut vomir de vrai et de faux y étoit exprimé dans les plus beaux vers, le style le plus poétique, et tout l’art et l’esprit qu’on peut imaginer. M. le duc d’Orléans le sut et voulut voir ce poème, car la pièce étoit longue, et n’en put venir à bout, parce que personne n’osa la lui montrer. Il m’en parla plusieurs fois, et à la fin il exigea si fort que je la lui apporterois, qu’il n’y eut pas moyen de m’en défendre. Je la lui apportai donc, mais de la lui lire, je lui déclarai que je ne le ferois jamais. Il la prit donc, et la lut bas debout dans la fenêtre de son petit cabinet d’hiver où nous étions. Il la trouva tout en la lisant telle qu’elle étoit, car il s’arrêtoit de fois à autre pour m’en parler sans en paroître fort ému. Mais tout d’un coup, je le vis changer de visage et se tourner à moi les larmes aux yeux, et près de se trouver mal. « Ah ! me dit-il, c’en est trop, cette horreur est plus forte que moi. » C’est qu’il étoit à l’endroit où le scélérat montre M. le duc d’Orléans dans le dessein d’empoisonner le roi, et tout prêt d’exécuter son crime. C’est où l’auteur redouble d’énergie, de poésie, d’invocations, de