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plus vaste, et, s’il étoit possible, plus effrénée que celle de son frère, et tous deux d’une suite que rien ne dérangeoit et d’un courage d’esprit invincible. Celui-ci avoit plus de ruse et de profondeur que l’autre, et moins capable que lui encore de se rebuter et de démordre. Il avoit un froid de glace, mais qui en dedans cachoit une disposition toute contraire, et un air compassé et de sagesse arrangée qui n’attiroit pas. Avec autant de valeur que son frère et possédant comme lui tous les détails militaires et de subsistances et de dépôts, il le surpassoit peut-être en celui de toute espèce d’arrangements ; personne n’a eu comme eux l’art imperceptible d’amener de loin et de près les hommes et les choses à leurs fins, et de savoir profiter de tout. Le cadet, avec un flegme plus obstiné que son frère, étoit bien plus propre que lui à gouverner et à régler les dépenses et l’économie domestique, à dresser des mémoires d’affaires d’intérêt, à conduire dans les tribunaux celles qu’il y falloit porter, et à leur donner le tour et la subtilité dont elles pouvoient avoir besoin ; enfin la présence d’esprit et la souplesse à l’attaque et à la défense judiciaire, avec le style éloquent, coulant et net. Tous deux enfin sans cesse occupés et parmi cette application continuelle, vivement et continuellement les yeux ouverts à se faire des protecteurs, des amis et des créatures avec choix, et très mesurés dans leurs paroles et ne se lâchant jamais dans les entretiens qu’avec une grande mesure et un grand choix.

L’union de ces deux frères ne fit des deux qu’un cœur et une âme, sans la plus légère lacune, et dans la plus parfaite indivisibilité et tout commun entre eux, biens, secrets, conseils, sans partage ni réserve, même volonté en tout, même autorité domestique sans partage, toute leur vie. Le cadet, moins à portée que l’aîné, ne songea qu’à sa fortune, et s’occupa principalement du domestique et des affaires de la maison, et l’aîné du dehors ; mais tout se référa toujours de l’un à l’autre, et tout fut conduit comme par un seul. On ne