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M. le duc d’Orléans ne trouveroit pas mauvais qu’elle refusât de me voir, et de lui faire trouver bon à mon retour que j’en eusse usé de la sorte. Mais toute ma pauvre prudence fut confondue par celle du page, qui n’en eut pas moins que moi. Il se garda bien d’être porteur de telles nouvelles qu’il venoit d’apprendre au Palais-Royal, et qui étoient publiques partout. Il se contenta de dire que j’arrivois, envoyé par M. le duc d’Orléans, ne sonna mot à Mme Sforze, et disparut tout aussitôt. C’est ce que j’appris par la suite, et ce que je vis presque aussi clairement en arrivant à Saint-Cloud.

J’y étois allé au petit trot pour donner loisir au page d’arriver devant moi, et à la duchesse Sforze de me recevoir. Pendant le chemin, je m’applaudissois de mon adresse ; mais je ne laissois pas d’appréhender qu’il faudroit voir Mme la duchesse d’Orléans après Mme Sforze. Je ne pouvois pas m’imaginer que Saint-Cloud fût encore en ignorance des faits principaux de la matinée, et néanmoins j’étois dans une angoisse qui ne se peut exprimer, et qui redoubloit à mesure que j’approchois du terme de ce triste voyage. Je me représentois le désespoir d’une princesse folle de ses frères, au point que, sans les aimer, surtout le duc du Maine, elle n’estimoit sa propre grandeur qu’en tant qu’elle relevoit et protégeoit la leur, avec laquelle rien n’avoit de proportion dans son esprit, et pour laquelle rien n’étoit injuste ; qui, accoutumée à une égalité de famille par les intolérables préférences du feu roi pour ses bâtards sur ses enfants légitimes, considéroit son mariage comme pour le moins égal, et l’état royal de ses frères comme un état naturel, simple, ordinaire, de droit, sans la plus légère idée que cela pût être autrement, et qui regardoit avec compassion dans moi, et avec un mépris amer dans les autres, quiconque imaginoit quelque chose de différent à ce qu’elle pensoit à cet égard ; qui verroit ce colosse monstrueux de grandeur présente et future, solennellement abattu par son mari, et qui me verroit venir de sa part sur cette nouvelle,