Page:Saint-Simon - Mémoires, Chéruel, Hachette, 1857, octavo, tome 16.djvu/296

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éclairés, que l’intérêt particulier n’offusquoit point, et qui voyoient nettement les choses telles qu’elles étoient, tandis qu’il se trouvoit importuné des avis qui alloient à lui découvrir la véritable situation des choses, et qui lui en proposoient les remèdes. Il regardoit ceux-ci comme des gens vifs, qui précipitoient tout, qui grossissoient tout, qui vouloient tirer sur le temps pour satisfaire leur ambition, leurs aversions, leurs passions différentes. Il se tenoit en garde contre eux, il s’applaudissoit de n’être pas leur dupe. Tantôt il se moquoit d’eux, souvent il leur laissoit croire qu’il goûtoit leurs raisons, qu’il alloit agir et sortir de sa léthargie. Il les amusoit ainsi, tiroit de long, et s’en divertissoit après avec les autres. Quelquefois il leur répondoit sèchement, et quand ils le pressoient trop, il leur laissoit voir des soupçons.

Il y avoit longtemps que je m’étois aperçu de la façon d’être là-dessus de M. le duc d’Orléans. Je l’avois averti, comme on l’a vu, des premiers mouvements du parlement, des bâtards, et de ce qui avoit usurpé le nom de la noblesse. J’avois redoublé, sitôt que j’en avois vu la cadence et l’harmonie. Je lui en avois fait sentir tous les desseins, les suites, combien il étoit aisé d’y remédier dans ces commencements, et difficile après, surtout pour un homme de son humeur et de son caractère. Mais je n’étois pas l’homme qu’il lui falloit là-dessus. J’étois bien le plus ancien, le plus attaché, le plus libre avec lui de tous ses serviteurs ; je lui en avois donné les preuves les plus fortes, dans tous les divers temps les plus critiques de sa vie et de son abandon universel ; il s’étoit toujours bien trouvé des conseils que je lui avois donnés dans ces fâcheux temps ; il étoit accoutumé d’avoir en moi une confiance entière ; mais quelque opinion qu’il eût de moi et de ma vérité et probité, dont il a souvent rendu de grands témoignages, il étoit en garde contre ce qu’il appeloit ma vivacité, contre l’amour que j’avois pour ma dignité si attaquée par les usurpations des bâtards,