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plume. Noailles se mit à vouloir faire la lettre de M. le duc d’Orléans au roi d’Espagne. Au bout de quelques mots, pauses langues et un peu de conversation, puis une ligne ou deux, et pause encore, puis ratures et renvois. Elle ne fut pas à moitié qu’il voulut la refondre ; c’étoit son terme favori. Il la fondit et refondit si bien qu’elle demeura fondue, et qu’il n’en resta rien. Louville pétilloit. À la fin il lui proposa de la lui laisser faire. Il l’écrivit tout de suite. Noailles y mit des points et des virgules, et ne trouva rien d’omis ni à changer. Après il voulut travailler à l’instruction ; même cérémonie. Louville la fit tout de suite sur son bureau. Tout cela dura plus de quatre heures. C’en étoit trois plus qu’il ne falloit. Cette aventure ne m’apprit rien de nouveau. Celle de Fontainebleau, lorsque Bolingbroke y vint pour la paix particulière de la reine Anne, et qui a été racontée en son temps, m’avoit bien prouvé la parfaite incapacité du duc de Noailles d’écrire sur la moindre affaire, avec tout son esprit et son jargon, et les plumes d’autrui dont avec tant d’art il sait se faire honneur, et les donner pour siennes.

Quand la lettre fut signée du régent le lendemain matin, en présence de Louville, en prenant congé de lui, il lui ordonna de voir le maréchal d’Huxelles, de lui porter l’instruction à signer, qui ne disoit pas un mot de l’affaire, mais seulement de la conduite pour voir et parler au roi d’Espagne, etc. Louville eut beau représenter l’inutilité d’une visite où sûrement il seroit mal reçu, Noailles qui vouloit tout faire, mais qui en même temps craignoit tout le monde, insista croyant par là ménager le maréchal d’Huxelles ; il fallut donc y aller, et ce fut en sortant de chez lui que Louville revint chez moi. Il fut reçu comme un chien dans un jeu de quilles ; ce fut son expression. Le maréchal, fronçant le sourcil, lui dit qu’il n’avoit qu’à lui souhaiter bon voyage ; qu’il n’avoit rien [à] lui dire ; qu’il ne pouvoit parler de ce qu’il ne savoit point ; qu’il n’avoit rien à mander dans ce pays-là ; lui tourna le dos et le laissa. Il fut