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« Je ne sais plus ce que je dis ni ce que je fais lorsqu’on résiste à vos intentions. Je ne puis sortir de colère lorsque je songe que la petite demoiselle de La Vallière a fait la capable avec moi. Pour captiver sa bienveillance, je l’ai assurée sur sa beauté, qui n’est pourtant pas grande [1] ; et puis lui ayant fait connoître que vous empêcheriez qu’elle manquât jamais de rien, et que vous avez vingt mille pistoles pour elle, elle se gendarma contre moi, disant que deux cent cinquante mille livres n’étoient pas capables de lui faire faire un faux pas ; et elle me répéta cela avec tant de fierté, quoique je n’aie rien oublié pour l’adoucir avant de me séparer d’elle, que je crains fort qu’elle n’en parle au roi, de sorte qu’il faut prendre des devants pour cela [2]. Ne trouvez-vous pas à propos de dire, pour la prévenir, qu’elle vous a demandé de l’argent et que vous lui en avez refusé ? Cela rendra suspectes toutes ses plaintes. Pour la grosse femme [3], Brancas et Grave vous en rendront bon compte ; quand l’un la quitte, l’autre la reprend. Enfin je ne fais point de différence entre vos intérêts et mon salut. En vérité, on est heureux de se mêler des affaires d’un homme comme vous ; votre mérite aplanit tous les obstacles. Si le ciel vous faisoit justice, nous vous verrions un jour la couronne fermée. »

La couronne fermée étoit un signe de souveraineté, et on peut se figurer l’indignation du jeune roi à la lecture d’une lettre qui lui montroit dans son ministre un rival d’amour et de puissance. Je n’insiste pas sur les expressions injurieuses dont l’entremetteuse se servoit pour désigner la mère de Louis XIV. Cette princesse avoit encore une haute influence, et Fouquet s’étoit efforcé de la gagner peu de temps avant la mort du cardinal Mazarin, qui arriva en mars 1661.

Une lettre écrite de la main même de Fouquet renferme les propositions qu’il lui faisoit adresser [4].

« On ne veut point, disoit le surintendant, que la bonté qu’elle a lui soit à charge ; on aime mieux prendre tout sur soi que de la commettre. Si on a quelques sentiments

  1. C’est aussi l’avis de plusieurs écrivains contemporains.
  2. On a prétendu, en effet, que Louis XIV fut instruit de la passion du surintendant pour aille de La Vallière, et que ce fut une des causes de l’acharnement avec lequel il poursuivit Fouquet.
  3. La reine mère Anne d’Autriche.
  4. La reine mère n’est pas nommée dans ces propositions ; mais il est très vraisemblable qu’elles devaient lui être soumises, puisqu’elles sont jointes à la lettre suivante écrite par une des personnes que Fouquet avait chargées de surveiller et de gagner Anne d’Autriche : « J’attendais toujours d’avoir l’honneur de vous entretenir pour vous dire bien des choses. Je ne sais si vous savez le pouvoir que la mère de la Miséricorde a sur la reine et l’intrigue secrète qui s’y fait. M. Le Tellier et M. de L’Estrade la voient tous les jours. On m’en a dit bien des choses avec le secret. Si cela vous est utile, faites-le-moi savoir ; vous savez que je suis tout à vous et qu’il n’y a rien que je ne fasse pour vous le témoigner. »