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se déterminer dans une opinion ; que n’ayant rien de tout cela, et ce qu’il m’en disoit ainsi en courant, et au moment qu’il alloit être porté au conseil, n’étoit pas une instruction dont on pût se contenter ; qu’ainsi je ne pouvois rien dire ni pour ni contre, et que je me contenterois de me rapporter d’une chose qui m’étoit inconnue, à son avis, de lui qui en étoit parfaitement instruit. Ce propos, à ce qu’il me parut, le soulagea beaucoup. Il m’étoit arrivé plus d’une fois de m’opposer fortement à ce qu’il vouloit faire passer, en matière d’État aussi bien qu’en d’autres. Un jour que j’avois disputé sur une matière d’État qui entraînoit chose qu’il vouloit faire passer, et que je l’avois emporté au contraire un matin au conseil de régence, j’allai l’après-dînée chez lui. Dès qu’il me vit entrer (et il étoit seul) : « Eh ! avez-vous le diable au corps, me dit-il, de me faire péter en la main une telle affaire ? — Monsieur, lui répondis-je, j’en suis bien fâché, mais de toutes vos raisons pas une ne valoit rien. — Eh ! à qui le dites-vous ? reprit-il ; je le savois bien ; mais devant tous ces gens-là je ne pouvois pas dire les bonnes, » et tout de suite me les expliqua. « Je suis bien fâché, lui dis-je, si j’avois su vos raisons, je me serois contenté de vos raisonnettes. Une autre fois, ayez la bonté de me les expliquer auparavant, parce que, quelque attaché que je vous sois, sitôt que je suis en place assis au conseil, j’y dois ma voix à Dieu et à l’État, à mon honneur et à ma conscience, c’est-à-dire à ce que je crois de plus sage, de plus utile, de plus nécessaire en matières d’État et de gouvernement, ou de plus juste en autres matières ; sur quoi ni respect, ni attachement, ni vue d’aucune sorte ne doit l’emporter. Ainsi, avec tout ce que je vous dois et que je veux vous rendre plus que personne, ne comptez point que j’opine jamais autrement que par ce qui me paroîtra. Ainsi, lorsque vous voudrez faire passer quelque chose de douteux ou de difficile, où vous ne voudrez pas tout expliquer, ayez la bonté de me dire auparavant le fait et vos véritables raisons,