Page:Saint-Simon - Mémoires, Chéruel, Hachette, 1857, octavo, tome 14.djvu/130

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mais ces idées, il se gardoit bien d’en laisser rien entendre, sous prétexte que la matière étoit trop grave pour le papier.

Tout étoit dans le dernier désordre en Espagne, tout le monde crioit ; personne ne pouvoit remédier à rien. Au fond tout trembloit devant un homme dont on jugeoit aisément que l’arrogance et la conduite feroient enfin sa perte, mais qui en attendant étoit maître absolu des affaires, des grâces, des châtiments, et de toute espèce, et qui n’épargnoit qui que ce fût. Toutes les avenues d’approcher du roi étoient absolument fermées. Aubenton seul étoit excepté ; mais il sentoit si bien que sa place étoit en la main d’Albéroni qu’il n’écoutoit personne qui lui voulût parler d’affaires, qu’il renvoyoit tout à Albéroni ; et comme il étoit de leur intérêt que personne ne pût aborder le roi qu’avec leur attache, le confesseur avoit promis au premier ministre de l’avertir de tout ce qu’il découvriroit. M. le duc d’Orléans, fort mécontent de la manière dont Louville avoit été chassé plutôt que renvoyé d’Espagne, sans avoir pu obtenir audience, ni même attendre d’être rappelé, en écrivit au roi d’Espagne ; et comme il se plaignoit d’Albéroni, il ne voulut pas que sa lettre passât par lui, et la fit envoyer par le P. du Trévoux au P. Daubenton pour la remettre immédiatement au roi d’Espagne. Dès que le confesseur l’eut reçue il l’alla dire au premier ministre pour en avertir la reine. On peut juger de l’effet.

Albéroni s’emporta jusqu’aux derniers excès. Il cria à l’ingratitude parce qu’il avoit fait rendre une barque française prise à Fontarabie, et fait payer malgré le conseil de finance quelque partie des sommes dues aux troupes françaises qui avoient servi l’Espagne en la dernière guerre. Non content de ces clameurs, il écrivit une lettre à Monti remplie de plaintes amères sur celles que M. le duc d’Orléans avoit portées au roi d’Espagne par la voie du confesseur, avec ordre de la montrer à ce prince, et dans laquelle il eut l’audace de marquer que ce jésuite auroit été perdu sans la