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et les jansénistes ; car il embarque des entreprises pour les voir échouer, et par là les partis qu’on voudroit abattre se fortifient étrangement. Il se moque de son allié le cardinal de Bissy, et quoique des sots aient cru qu’il cheminât par lui, jusques ici il n’a pas fait une faute contre sa fortune, et j’attends le dénouement d’une si monstrueuse habileté comme d’une pièce difficile à terminer. Il chemine sous terre comme taupe ; il paroît séparé de toute la cour, et il a des souteneurs tout prêts à le porter au pinacle des que le cardinal sera retiré. On dit que c’est la maison de Condé qu’il s’est attachée, et que les actions de la compagnie des Indes en sont l’instrument. Pauvre royaume, qu’as-tu fait à Dieu pour être ainsi foulé aux pieds ? »

Ce passage avoit été écrit au mois de novembre 1730. Dans la suite, le marquis d’Argenson ajouta en marge : « Depuis ceci, j’ai connu davantage M. le garde des sceaux, et j’ai trouvé qu’une partie de tout ceci étoit faux, et qu’il méritoit de vrais éloges sur son génie, sa vertu et son amour pour le bien de l’État. » On voit en effet, par des passages subséquents des Mémoires du marquis d’Argenson, que son opinion sur Chauvelin s’étoit modifiée. Il écrivoit en janvier 1737 : « M. le garde des sceaux est un homme plus franc qu’on ne s’imagine ; et voilà comme les hommes jugent mal par leurs préventions et de légères apparences. Je dirai même avec certitude, et après une forte épreuve, que c’est un des hommes les plus francs que j’aie jamais connus, le seul de cette sorte qui ait peut-être jamais paru à la cour ; car il ne dissimule point ses haines, et voilà ce qui conduit à lui prêter des défauts qu’il n’a pas. Or, il n’aime pas tout le monde ; il méprise quantité de gens, et ne cache pas son dessein de les écarter des affaires ; et cela prenant ces gens-là dans le retranchement de leur amour-propre, les pousse à plus de vengeance et de fureur que si M. Chauvelin s’en tenoit à la simple haine ordinaire et personnelle, avec désir de vengeance ; mais comme il s’éloigne de ces gens-là par pure mésestime, il n’est pas vindicatif, quelque injure personnelle qu’il ait reçue, et se contente d’éloigner des affaires et des places ceux qu’il méprise, ainsi que ceux qui l’ont offensé. Certainement je parle là d’une grande vertu ajoutée à une autre : savoir être franc, et de n’être pas vindicatif.

« Mais voici son grand défaut. C’est un cadet de nobles : il a fallu percer à la fortune par quelques manèges nécessaires. Ces manèges n’ont été odieux en rien, mais on y a pris cependant quelques habitudes de finesse et de ce qu’on appelle air de brigandage, entre autres celui de caresses, n’étant pas caressant ni tendre naturellement ; car c’est un homme bilieux, un sage, un philosophe, un homme vertueux naturellement, aimant la patrie et les honnêtes gens, un législateur digne de l’ancienne Grèce ; voilà ce qu’il est naturellement, faisant du bien aux autres par rectitude d’esprit, et non par attendrissement