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qu’il s’estimoit sans ressource dans les retranchements, qu’il fit relever à la hâte autour de son camp, et si perdu qu’il le manda à Vaudemont, son ami intime, à Bruxelles, par quatre ou cinq fois, et qu’il ne voyoit nulle sorte d’espérance de pouvoir échapper, ni sauver son armée. Rien ne la séparoit de celle du roi que ces mauvais retranchements, et rien de plus aisé ni de plus sûr que de le forcer avec l’une des deux armées, et de poursuivre la victoire avec l’autre toute fraîche, et qui toutes deux étoient complètes, indépendamment l’une de l’autre, en équipages de vivres et d’artillerie à profusion.

On étoit aux premiers jours de juin ; et que ne promettoit pas une telle victoire au commencement d’une campagne ! Aussi l’étonnement fut-il extrême et général dans toutes les trois armées, lorsqu’on y apprit que le roi se retiroit [1], et faisoit deux gros détachements de presque toute l’armée qu’il commandoit en personne : un pour l’Italie, l’autre pour l’Allemagne sous Monseigneur. M. de Luxembourg, qu’il manda le matin de la veille de son départ pour lui apprendre ces nouvelles dispositions, se jeta à genoux, et tint les siens longtemps embrassés pour l’en détourner, et pour lui remontrer la facilité, la certitude et la grandeur du succès, en attaquant le prince d’Orange. Il ne réussit qu’à importuner, d’autant plus sensiblement, qu’il n’y eut pas un mot à lui opposer. Ce fut une consternation dans les deux armées qui ne se peut représenter. On a vu que j’y étais. Jusqu’aux courtisans, si aises d’ordinaire de retourner chez eux, ne purent contenir leur douleur. Elle éclata partout aussi librement que la surprise, et à l’une et l’autre succédèrent de fâcheux raisonnements.

Le roi partit le lendemain pour aller rejoindre Mme de

  1. Saint-Simon a raconté ce fait avec plus de détails, t. Ier, p. 86-89 de la présente édition (in-8). — On fera bien de rapprocher de ces deux passages une note de M. Théophile Lavallée (Lettres historiques et édifiantes de Mme de Maintenon, t. Ier, p. 302 et suiv.).