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oser rien dire, que par-ci par-là, à Livry et à Benoist, qui lui répondoient que c’étoit à eux à faire manger le roi, et à lui à le purger. Il ne mangeoit d’aucune sorte de venaison ni d’oiseaux d’eau, mais d’ailleurs de tout, sans exception, gras et maigre, qu’il fit toujours, excepté le carême que quelques jours seulement, depuis une vingtaine d’années. Il redoubla ce régime de fruits et de boisson cet été.

À la fin, ces fruits pris après son potage lui noyèrent l’estomac, en émoussèrent les digestifs, lui ôtèrent l’appétit, qui ne lui avoit manqué encore de sa vie, sans avoir jamais eu ni faim ni besoin de manger, quelque tard que des hasards l’eussent fait dîner quelquefois. Mais aux premières cuillerées de potage, l’appétit s’ouvroit toujours, à ce que je lui ai ouï dire plusieurs fois, et il mangeoit si prodigieusement et si solidement soir et matin, et si également encore, qu’on ne s’accoutumoit point à le voir. Tant d’eau et tant de fruits, sans être corrigés par rien de spiritueux, tournèrent son sang en gangrène, à force d’en diminuer les esprits, et de l’appauvrir par ces sueurs forcées des nuits, et furent cause de sa mort, comme on le reconnut à l’ouverture de son corps. Les parties s’en trouvèrent toutes si belles et si saines qu’il y eut lieu de juger qu’il auroit passé le siècle de sa vie. Son estomac surtout étonna, et ses boyaux par leur volume et leur étendue au double de l’ordinaire, d’où lui vint d’être si grand mangeur et si égal. On ne songea aux remèdes que quand il n’en fut plus temps, parce que Fagon ne voulut jamais le croire malade, et que l’aveuglement de Mme de Maintenon fut pareil là-dessus, quoiqu’elle eût bien su prendre toutes les précautions possibles pour Saint-Cyr et pour M. du Maine. Parmi tout cela, le roi sentit son état avant eux, et le disoit quelquefois à ses valets intérieurs. Fagon le rassuroit toujours sans lui rien faire. Le roi se contentoit de ce qu’il lui disoit sans en être persuadé, mais son amitié pour lui le retenoit, et Mme de Maintenon encore plus.