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de sa place et le montroit ; il n’y gagna que la honte, et il sortit du consistoire plein de dépit et de confusion. Ce fut bien pis lorsqu’il apprit que le sacré collège se vouloit plaindre au pape d’une innovation, qu’un particulier, quoique doyen, n’étoit pas en droit de faire, et d’en demander justice et réparation. Le pape, à la vérité, détourna cet orage par son autorité en faveur de Bouillon, mais il le blâma fort d’avoir hasardé la chose sans en être convenu avec tous les cardinaux, comme il le lui avoit prescrit. Le bruit n’en continua que plus fort parmi le sacré collège qui élit le pape, qui est si intéressé en sa grandeur, qui tient de lui toute la sienne, et qui n’en connoit point à ses dépens. Bien loin de se trouver flatté de cette imagination de Bouillon, dont l’orgueil et les chimères lui étoient toujours suspects, et qui avoit perdu toute considération personnelle et toute estime parmi les cardinaux, la prélature et partout à Rome qui se moqua continuellement de lui, qui, dans les premiers jours, avoit aigri son affaire pensant la renouer en parlant à d’autres cardinaux ; les propos furent si unanimes, si vifs, si peu ménagés qu’il en fut encore plus touché que de l’affront public d’avoir échoué. Alors il ne put plus se cacher à lui-même le mépris et l’aversion dans lesquels il étoit généralement tombé, lui qui jusqu’alors s’étoit toujours efforcé de se persuader le contraire. Il en tomba malade aussitôt de rage ; et de rage il en mourut en cinq ou six jours, chose étrange pour un homme si familiarisé avec la rage, et qui en vivoit depuis plusieurs années. Personne à Rome ne le regretta, ni en France, si ce n’est peut-être les Bouillon. Le roi le méprisa au point de ne pas même nommer son nom.

Le cardinal de Bouillon étoit un homme fort maigre, brun, de grandeur ordinaire, de taille aisée et bien prise. Son visage n’auroit eu rien de marqué s’il avoit eu les yeux comme un autre ; mais, outre qu’ils étoient fort près du nez, ils le regardoient tous deux à la fois jusqu’à faire croire qu’ils s’y vouloient joindre. Cette loucherie qui étoit continuelle