Page:Saint-Simon - Mémoires, Chéruel, Hachette, 1857, octavo, tome 12.djvu/147

Cette page n’a pas encore été corrigée

Peu à peu il se mit, comme à l’impromptu ; à pousser plus avant, avec sa façon de conversation sans suite et rompue ; et de là, se rendant de plus en plus familier, je le vis venir me demander à dîner comme nous nous mettions à table, et bientôt après venir dîner ou souper très ordinairement, et quelquefois, même arriver à la fin du premier service ou après. J’en étois désolé. J’ai toujours eu partout un très gros ordinaire pour un nombre d’amis et de connoissances familières qui y venoient sans prier ; j’aimois et eux aussi à y être libres ; le maréchal de Villeroy nous pesoit cruellement. J’en étois extrêmement importuné, parce que je voyois clairement qu’il ne venoit que pour me pomper ; et comme son esprit étoit court sans être pourtant bête, et qu’il étoit plein de vent, il me disoit des riens du roi et de Mme de Maintenon pour me faire parler, parmi lesquels il ne s’apercevoit pas qu’il y avoit quelquefois des choses qui me manifestoient sa mission et ce qu’il se proposoit de découvrir. Quelquefois il me louoit M. le duc d’Orléans, beaucoup plus souvent le blâmoit, se lâchoit là-dessus à des confidences sur le roi et Mme de Maintenon, et ne se contraignit point de me faire les questions les plus fortes et les plus redoublées, et retournées en cent façons, sur les projets de M. le duc d’Orléans pour l’avenir et ce que j’en pensois moi-même ; toujours s’interrompant, me regardant entre deux yeux, raisonnant lui-même, et se portant sur l’avenir avec une liberté qui me surprenoit, quoique au métier qu’il faisoit avec moi il n’avoit rien à craindre, quand j’aurois voulu abuser cette confiance qu’il me vouloit persuader qui s’établissoit entre nous. Il passoit de la sorte des heures entières, et souvent plus, dans ma chambre, à toutes les heures, tête à tête, parce que tout en entrant, il me prioit que nous ne fussions point interrompus, et avec cela me prenoit très souvent en particulier chez le roi ou dans les jardins à sa suite. C’étoit un homme qui croyoit toujours vous circonvenir et vous découvrir.