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des pains et des potages à tous venants, et de la viande cuite à la plupart tant que le soleil étoit sur l’horizon. L’affluence fut énorme. Personne ne s’en alloit sans emporter du pain de quoi nourrir deux ou trois personnes plusieurs jours, et du potage pour une journée. Ce concours a eu bien des journées de trois mille personnes, et avec tant d’ordre que nul ne se pressoit, ne passoit son tour d’arrivée, et avec tant de paix qu’on n’eût pas dit qu’il y eût plus de cinquante personnes. Plus la donnée avoit été nombreuse, plus la chancelière étoit aise, et cela dura six à sept mois de la sorte.

Le chancelier, ravi de faire aussi ces bonnes œuvres, l’en laissoit entièrement maîtresse. Leur union, leur amitié, leur estime étoit infinie et réciproque. Ils ne se séparoient de lieu que par une rare nécessité, et ils couchoient partout dans la même chambre. Ils avoient mêmes amis, mêmes parents, même société. En tout ils ne furent qu’un. Ils le furent bien aussi dans les regrets de leur première belle-fille, dont jamais ils ne purent se consoler. Telle fut la chancelière de Pontchartrain, que Dieu épura de plus en plus par de longues et pénibles infirmités, qui finirent par une hydropisie de poitrine, qu’elle porta avec une patience, un courage et une piété qui fut l’exemple de la cour et du monde. Elle s’en sépara entièrement au milieu de Versailles plusieurs mois avant sa mort, pour ne voir plus que sa plus étroite famille, Mme de Saint-Simon et des gens de bien, uniquement occupée jour et nuit de son salut. Elle y mourut le jeudi 12 avril, à […….], à […….] ans, universellement regrettée de toute la cour, qui l’aimoit et la respectoit, et pleurée des pauvres presque avec désespoir. Le chancelier alla cacher le sien dans son petit appartement de l’institution de l’Oratoire. Jamais Mme de Saint-Simon et moi n’eûmes de meilleure amie. Nous en fûmes amèrement touchés. Son fils fut le seul de toute la famille qui essuya cette perte avec tranquillité, et même des domestiques.