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les trois heures ; le cardinal laisse sa famille et le peu de gens qui ce jour-là avoient dîné chez lui, et passe dans un cabinet où ses gens d’affaires étalèrent leurs papiers. Il leur disoit mille choses ineptes sur la dépense où il n’entendoit rien, et regardoit sans cesse vers la fenêtre, sans en faire semblant, soupirant en secret après une prompte délivrance. Un peu avant quatre heures, arrive un carrosse dans la cour ; ses gens d’affaires se fâchent contre le suisse, et crient qu’il n’y aura donc pas moyen de travailler. Le cardinal ravi s’excuse sur les ordres qu’il a donnés. « Vous verrez, ajouta-t-il, que ce sera ce cardinal Bonzi, le seul homme que j’aie excepté et qui tout juste s’avise de venir aujourd’hui. » Tout aussitôt on le lui annonce ; lui à hausser les épaules, mais à faire ôter les papiers et la table, et les gens d’affaires à s’en aller en pestant. Dès qu’il fut seul avec Bonzi, il lui conta pourquoi il lui avoit demandé cette visite, et à en bien rire tous deux. Oncques depuis ses gens d’affaires ne l’y rattrapèrent, et de sa vie n’en voulut ouïr parler.

Il falloit bien qu’ils fussent honnêtes gens et entendus. Sa table étoit tous les jours magnifique, et remplie à Paris et à la cour de la meilleure compagnie. Ses équipages l’étoient aussi, il avoit un nombreux domestique, beaucoup de gentilshommes, d’aumôniers, de secrétaires. Il donnoit beaucoup aux pauvres, à pleines mains à son frère le maréchal et à ses enfants qui lors n’étoient pas à leur aise ; et il mourut sans devoir un seul écu à qui que ce fût.

Sa mort, à laquelle il se préparoit depuis longtemps, fut ferme, mais édifiante et fort chrétienne ; la maladie fut courte, et il n’en avoit jamais eu, la tête entière jusqu’à la fin. Il fut universellement regretté, tendrement de sa famille, de ses amis dont il avoit beaucoup, des pauvres, de son domestique, et de ses religieux qui sentirent tout ce qu’ils perdoient en lui, et qui trouvèrent bientôt après qu’ils avoient changé un père pour un loup et pour un tyran. L’abbé d’Estrées devint abbé de Saint-Claude dont il étoit coadjuteur.