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Depuis cette fatale époque, i1 se retira de plus en plus, et il ne se soutint qu’à force de piété, de courage, d’abandon à Dieu, de conformité à sa volonté. Quelque musique d’airs tristes, quelques soupers chez moi, plus rares néanmoins qu’avant cette plaie, faisoient tout son délassement. Il étoit fait exprès pour être capable et en même temps digne de former un excellent roi, bon, saint, grand devant Dieu et devant les hommes. Il y avoit mis tous ses talents et tous ses soins, et il voyoit avec ravissement et actions de grâces continuelles, que le succès passoit de loin ses plus flatteuses espérances. Il se trouvoit le conseil intime, le cœur, l’esprit, l’âme de ce prince, qui en avoit infiniment. Il en attendoit tout pour le rétablissement de l’ordre, de la justice, du bonheur des sujets de tous les états, et le rétablissement du royaume, parce qu’il en savoit les vues, les projets, les désirs, que lui-même avoit inspirés ; et il en voyoit assez par l’expérience pour ne pas craindre la corruption du cœur ni l’étourdissement de l’esprit par le souverain pouvoir. Enfin il considéroit un âge qui dans sa fleur avoit vaincu toutes les plus formidables passions ; une vertu solidement fondée, et qui avoit passé par d’étranges épreuves, enfin un long cours d’années à donner tout loisir aux sages et lentes opérations au dedans et au dehors, dont lui-même, après les plus promptes, pouvoit se flatter de voir les commencements ; et tout à coup il voit enlever ce prodige de talents et de grâce dont nous n’étions pas dignes, qui ne nous fut montré que pour nous faire admirer la puissance de la droite de Dieu, et nous faire sentir l’excès de nos péchés par la profondeur de notre chute.

Alors, si on ose hasarder ce terme, les jointures de son âme avec son corps furent ébranlées, il aperçut d’un coup d’œil les funestes suites qui résultoient sur la France, il éprouva les plus horribles effets de la tendresse, il entra dans le néant que cet horrible vide laissoit, il en vivifia son plein sacrifice, il dompta la nature éperdue par un effort si