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Sa crainte du roi, celle de se commettre, ses précisions, engourdissoient trop son désir sincère de servir ses amis. Il fut tout autre, comme on l’a vu, sur cela comme sur tout le reste, après la mort de Monseigneur, et on ne put douter alors qu’il se plaisoit à servir ses amis en petites et en grandes choses.

Dans les particuliers où il étoit libre, comme chez lui les soirs, surtout chez le duc de Chevreuse, et à Vaucresson, il étoit gai, mettoit au large, plaisantoit avec sel, badinoit avec grâce, riait volontiers. Il aimoit qu’on plaisantât aussi avec lui ; il n’y avoit que le coucher de la servante du chanoine dont sa pudeur se blessoit, et je l’ai vu quelquefois embarrassé de ce conte que Mme de Beauvilliers faisoit, en rire pourtant, mais quelquefois aussi la prier de ne le point faire.

Il l’épousa en 1671 ; le triste état des affaires de sa maison que son père avoit ruinée, les engagea à faire cette alliance de la troisième fille de M. Colbert avec de grands biens. L’aînée avoit épousé quatre ans auparavant le duc de Chevreuse, et huit ans après la dernière fille mariée au duc de Mortemart. Les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers et leurs femmes se trouvèrent si parfaitement faits l’un pour l’autre, que ce ne fut qu’un cœur, qu’une âme, qu’une même pensée, un même sentiment toute leur vie, une amitié, une considération, une complaisance, une déférence, une confiance réciproques. Elle étoit pareille entre les deux sœurs, et la devint bientôt entre les deux beaux-frères. Vivant tous deux à la cour, attachés par leurs charges, et par la place de dames du palais de leurs femmes, ils se voyoient sans cesse, et mangeoient par semaine l’un chez l’autre, ce qui dura jusqu’à ce que les grands emplois du duc de Beauvilliers l’obligèrent à tenir une table publique ; ils ne s’en voyoient guère moins, rarement une seule fois par jour tant qu’ils vécurent. Il étoit rare aussi d’être ami de l’un à un certain point sans l’être aussi de l’autre et de leurs épouses.