Page:Saint-Simon - Mémoires, Chéruel, Hachette, 1857, octavo, tome 10.djvu/42

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reploie prestement comme les serpents, dont il conserve le venin parmi toutes les bassesses les plus abjectes dont il ne se lasse point, et dont il ne cesse d’essayer de vous regagner dans le dessein bien arrêté de vous étrangler ; et tout cela sans humeur, sans haine, sans colère, tout cela à des amis de la plus grande confiance, dont il avoue n’avoir jamais eu aucun lieu de se plaindre, et auxquels il ne nie pas des obligations du premier ordre. Le grand ressort d’une perversité si extrêmement rare est l’ambition la plus démesurée, qui lui fait tramer ce qu’il y a de plus noir, de plus profond, de plus incroyable, pour ruiner tout ce qu’il y craint d’obstacles, et tout ce qui peut, même sans le vouloir, rendre son chemin moins sûr et moins uni. Avec cela une imagination également vaste, fertile, déréglée, qui embrasse tout, qui s’égare partout, qui s’embarrasse et qui sans cesse se croise elle-même, qui devient aisément son bourreau, et qui est également poussée par une audace effrénée, et contrainte par une timidité encore plus forte, sous le contraste desquelles il gémit, il se roule, il s’enferme ; il ne sait que faire, que devenir, et [sa timidité] protége néanmoins rarement contre ses crimes.

En même temps, avec tout son esprit, ses talents, ses connoissances, l’homme le plus radicalement incapable de travail et d’affaires. L’excès de son imagination, la foule de vues, l’obliquité de tous les desseins qu’il bâtit en nombre tous à la fois, les croisières qu’ils se font les uns aux autres, l’impatience de les suivre et de les démêler mettent une confusion dans sa tête, de laquelle il ne peut sortir. C’est, à la guerre, la source de tant de mouvements inutiles dont il harasse ses troupes, sans aucun fruit, et si souvent à contre-temps, en général par des marches et des contre-marches que personne ne comprend, en détail par des détachements qui vont et qui reviennent sans objet, en tout par des contre-ordres, six, huit, dix tous de suite, quelquefois en une heure aux mêmes troupes, souvent à toute l’armée