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désordre de ses affaires, la disgrâce de l’orage du quiétisme qui fut au moment de le renverser, la perte de ses enfants, celle de ce parfoit Dauphin, nul événement ne put l’émouvoir ni le tirer de ses occupations et de sa situation ordinaire avec un cœur bon et tendre toutefois. Il offroit tout à Dieu, qu’il ne perdoit jamais de vue ; et dans cette même vue, il dirigeoit sa vie et toute la suite de ses actions. Jusque avec ses valets il étoit doux, modeste, poli ; en liberté dans un intérieur d’amis et de famille intime, il étoit gai et d’excellente compagnie, sans rien de contraint pour lui ni pour les autres, dont il aimoit l’amusement et le plaisir ; mais si particulier par le mépris intime du monde, et le goût et l’habitude du cabinet, qu’il n’étoit presque pas possible de l’en tirer, et que le gros de la cour ignoroit qu’il eût une table également délicate et abondante. Il n’y arrivoit jamais que vers l’entremets. Il se hâtoit d’y manger quelque pourpoint de lapin, quelque grillade, enfin ce qui avoit le moins de suc, et au fruit quelques sucreries qu’il croyoit bonnes à l’estomac, avec un morceau de pain pesé dont on avoit ôté la mie. Il vouloit manger en sorte qu’il pût travailler en sortant de table, avec la même facilité qu’avant de s’y mettre ; et en effet, il rentroit bientôt après dans son cabinet. Le soir, peu avant minuit, il mangeoit quelque œuf ou quelque poisson à l’eau ou à l’huile, même les jours gras. Il faisoit tout tard et assez lentement. Il ne connoissoit pour son usage particulier ni les heures ni les temps, et il lui arrivoit souvent là-dessus des aventures qui faisoient notre divertissement dans l’intime particulier, et sur lesquelles M. de Beauvilliers ne l’épargnoit pas, malgré toute sa déférence dans le courant ordinaire de la vie.

Les chevaux de M. de Chevreuse étoient souvent attelés douze ou quinze heures de suite. Une fois que cela arriva à Vaucresson, d’où il vouloit aller dîner à Dampierre, le cocher, puis le postillon se lassèrent de les garder ; c’étoit en été. Sur les six heures du soir, les chevaux [furent] ennuyés