Page:Saint-Simon - Mémoires, Chéruel, Hachette, 1857, octavo, tome 10.djvu/103

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doux, toujours perçant, et une physionomie agréable, haute, fine, spirituelle jusqu’à inspirer de l’esprit. Le bas du visage assez pointu, et le nez long, élevé, mais point beau, n’alloit pas si bien ; des cheveux châtains si crépus et en telle quantité qu’ils bouffoient à l’excès : les lèvres et la bouche agréables quand il ne parloit point, mais quoique ses dents ne fussent pas vilaines, le râtelier supérieur s’avançoit trop, et emboîtoit presque celui de dessous, ce qui, en parlant et en riant, faisoit un effet désagréable. Il avoit les plus belles jambes et les plus beaux pieds qu’après le roi j’aie jamais vus à personne, mais trop longues, aussi bien que ses cuisses, pour la proportion de son corps. Il sortit droit d’entre les mains des femmes. On s’aperçut de bonne heure que sa taille commençoit à tourner. On employa aussitôt et longtemps le collier et la croix de fer, qu’il portoit tant qu’il étoit dans son appartement, même devant le monde, et on n’oublia aucun des jeux et des exercices propres à le redresser. La nature demeura la plus forte. Il devint bossu, mais si particulièrement d’une épaule, qu’il en fut enfin boiteux, non qu’il n’eût les cuisses et les jambes parfaitement égales, mais parce que, à mesure que cette épaule grossit, il n’y eut plus, des deux hanches jusqu’aux deux pieds, la même distance, et au lieu d’être à plomb il pencha de côté. Il n’en marchoit ni moins aisément, ni moins longtemps, ni moins vite, ni moins volontiers, et il n’en aima pas moins la promenade à pied, et à monter à cheval, quoiqu’il y fût très-mal. Ce qui doit surprendre, c’est qu’avec des yeux, tant d’esprit si élevé, et parvenu à la vertu la plus extraordinaire et à la plus éminente et la plus solide piété, ce prince ne se vit jamais tel qu’il étoit pour sa taille, ou ne s’y accoutuma jamais. C’étoit une faiblesse qui mettoit en garde contre les distractions et les indiscrétions, et qui donnoit de la peine à ceux de ses gens qui dans son habillement et dans l’arrangement de ses cheveux masquoient ce défaut naturel le plus qu’il leur étoit