Page:Saint-Simon - Mémoires, Chéruel, Hachette, 1856, octavo, tome 9.djvu/158

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sifflant dans un coin du salon de Marly, et frappant des doigts sur sa tabatière, ouvrant de grands yeux sur les uns et les autres sans presque regarder, sans conversation, sans amusement, je dirai volontiers sans sentiment et sans pensée, et toutefois, par la grandeur de son être, le point aboutissant, l’âme, la vie de la cabale la plus étrange, la plus terrible, la plus profonde, la plus unie, nonobstant ses subdivisions, qui ait existé depuis la paix des Pyrénées qui a scellé la dernière fin des troubles nés de la minorité du roi. Je me suis un peu longuement arrêté sur ce prince presque indéfinissable, parce qu’on ne le peut faire connoître que par des détails. On seroit infini à les rapporter tous. Cette matière d’ailleurs est assez curieuse pour permettre de s’étendre sur un Dauphin si peu connu, qui n’a jamais été rien ni de rien en une si longue et si vaine attente de la couronne, et sur qui enfin la corde a cassé de tant d’espérances, de craintes et de projets. Après ce qui a été éparsement expliqué sur Monseigneur, on a vu par avance quelle sorte de sensation fit sur les personnes royales et les personnages, sur la cour et sur le public, la perte d’un prince dont tout le mérite étoit dans sa naissance, et tout le poids dans son corps. Je n’ai jamais su qui lui avoit captivé les halles et le bas peuple de Paris, si ce n’est cette gratuite réputation de bonté que j’ai touchée. Si Mme de Maintenon se sentit délivrée par la mort de Monsieur, elle se la trouva bien plus par celle de Monseigneur, dont toute la cour intérieure lui fut toujours très-suspecte. Jamais ils n’eurent l’un pour l’autre que beaucoup d’éloignement réciproque, lui en presse avec elle, elle en mesure avec lui, et en attention continuelle à l’observer et à s’instruire de ses plus secrètes pensées, ou pour mieux dire de celles qui lui étoient inspirées, en quoi Mme d’Espinoy lui servoit d’espion, comme il parut dans la suite et comme j’en ai touché ailleurs un étrange trait d’original, et peut-être d’espion double à tous les deux. Fort rapprochée de