Page:Saint-Simon - Mémoires, Chéruel, Hachette, 1856, octavo, tome 9.djvu/10

Cette page n’a pas encore été corrigée

d’une manière si sensible, que ses valets intérieurs s’en aperçurent dans les cabinets plusieurs jours de suite, et assez pour en être si en peine, que Maréchal, qui m’a conté toute cette curieuse anecdote, se hasarda de lui parler de cette tristesse qu’il remarquoit, et qui étoit telle depuis plusieurs jours, qu’il craignoit pour sa santé. Le roi lui avoua qu’il sentoit des peines infinies, et se jeta vaguement sur la situation des affaires. Huit ou dix jours après, et toujours la même mélancolie, le roi reprit son calme accoutumé. Il appela Maréchal, et seul avec lui, il lui dit que, maintenant qu’il se sentoit au large, il vouloit bien lui dire ce qui l’avoit si vivement peiné, et ce qui avoit mis fin à ses peines.

Alors il lui conta que l’extrême besoin de ses affaires l’avoit forcé à de furieux impôts ; que l’état où elles se trouvoient réduites le mettoit dans la nécessité de les augmenter très-considérablement ; que, outre la compassion, les scrupules de prendre ainsi les biens de tout le monde l’avoient fort tourmenté ; qu’à la fin il s’en étoit ouvert au P. Tellier, qui lui avoit demandé quelques jours à y penser, et qu’il étoit revenu avec une consultation des plus habiles docteurs de Sorbonne qui décidoit nettement que tous les biens de ses sujets étoient à lui en propre, et que, quand il les prenoit, il ne prenoit que ce qui lui appartenoit [1] ; qu’il avouoit que cette décision l’avoit mis fort au large, ôté tous ses scrupules, et lui avoit rendu le calme et la tranquillité qu’il avoit perdue. Maréchal fut si étonné, si éperdu d’entendre ce récit, qu’il ne put proférer un seul mot. Heureusement pour lui le roi le quitta dès qu’il le lui eut fait, et Maréchal resta quelque temps seul en même place, ne sachant presque où il en était. Cette anecdote, qu’il me conta

  1. Louis XIV disait lui-même à son fils (Œuvres de Louis XIV, t. Ier, p. 67) : « Vous devez être persuadé que les rois ont naturellement la disposition pleine et libre de tous les biens qui sont possédés aussi bien par les gens d’Église que par les séculiers, pour en user en tous temps comme de sages économes, c’est-à-dire suivant le besoin général de leur État. »