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après qu’il eut fini, je demeurai dans un profond silence. Je rêvois cependant à ce que j’avois à dire, et la vérité est que j’en tremblois.

Enfin, après un assez long temps que personne ne disoit mot, je regardai tristement M. le duc d’Orléans, et je lui dis que, quelque peine qu’il ressentît du combat auquel nous l’avions engagé, je le suppliois de se bien fortement persuader que le nôtre étoit pour le moins aussi terrible ; que pour lui il n’avoit à combattre que l’amour, et que je convenois que cela étoit effroyable pour un homme aussi passionnément épris, mais qu’il ne nous refusât pas de réfléchir sur l’horrible peine qu’un ami véritable ressentoit d’affliger un ami, de lui flétrir le cœur aux parties les plus sensibles, de lui dire des choses dures, fâcheuses, poignantes, de le déchirer, de le désespérer par une violence extrême, et par des raisons de cette violence plus solidement et presque aussi sensiblement cruelles que la violence même ; combien plus quand cela ne se passoit non plus entre amis égaux, mais entre gens aussi disproportionnés que nous l’étions de lui, aussi accoutumés par là au respect, à la complaisance, à toute déférence, à éviter avec le soin le plus exact jusqu’aux moindres choses qui pourroient non pas formellement déplaire, mais plaire moins, surtout quand à ce respect profond du rang en étoit joint un autre bien plus intime dans l’âme, et qui retenoit infiniment plus que l’autre, parce qu’il naissoit de l’estime et de l’admiration de l’esprit, des lumières et de plusieurs vertus de cet ami, qui augmentoit l’honneur, la douceur, la reconnoissance d’une telle amitié ; que de là il devoit mesurer la grandeur de notre combat, et sur la grandeur de notre combat la grandeur de la nécessité de ce qui nous avoit fait résoudre à l’entreprendre, et qui nous le faisoit soutenir avec une sorte d’honneur qui ne se pouvoit rendre ; qu’au nom de Dieu il daignât y réfléchir et ne nous accabler point du poids immense de la douleur d’avoir si longuement et si cruellement combattu en vain ;