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portée de l’entendre, il discoure avec celui qu’il aura pris, et le fasse encore plus discourir lui-même, prenant soin de le mettre à son aise, et surtout en sûreté, et de payer d’attention les moindres choses qu’il lui dira. C’est ainsi que les princes tirent du sein des hommes, avec application, art et discernement, des vérités grandes et petites, mais toujours plus ou moins importantes, qu’ils apprennent à distinguer à quoi ils sont propres, à profiter de leurs lumières, de leurs humeurs, de leurs intérêts ; à démêler les choses d’avec les apparences, à tempérer une discrète croyance par une discrète défiance, à se tenir en garde contre les surprises, les artifices, les circonventions, pièges continuels des princes, qui n’ont que ce moyen d’échapper, de savoir ce qu’eux seuls bien souvent ignorent, d’éviter le poison en multipliant les canaux qui conduisent jusqu’à eux ; de découvrir la portée, les goûts, les amis, les ennemis, les cabales des hommes ; de saisir les instants où la force de toutes ces diverses choses les fait malgré eux s’échapper à eux-mêmes dans le tissu d’une conversation, de les pousser alors d’une manière insensible au nuage de la passion qui s’échauffe en eux, et en ne les rebutant sur rien d’attirer et de profiter de leur confiance qui se refuse si difficilement à un prince qui ne dédaigne pas de la rechercher.

Quand on ne parle qu’à un seul homme, l’idée de favori épouvante aussitôt, mais lorsqu’on multiplie les conversations, dont on couvre le choix d’un air d’indifférence, qu’on est surtout soigneux d’entretenir les gens de parti ou de sentiment opposé, la crainte cesse, l’humanité, l’accès attire, la bonté charme, les vertus, les connoissances, tout l’esprit, tout le grand sens, tout l’usage qu’on en fait se découvre, et en se découvrant se fait admirer, confond l’ignorance et la friponnerie, s’insinue des uns aux autres à qui ces conversations de l’un à l’autre reviennent, et par cette voie si facile un prince connoît et est connu, et profitant du désir public de l’approcher se gagne le cœur de l’esprit