Page:Saint-Simon - Mémoires, Chéruel, Hachette, 1856, octavo, tome 8.djvu/16

Cette page n’a pas encore été corrigée

douleur qui ne se peut exprimer d’être déchiré d’une manière si âprement et si singulièrement cruelle. Il s’écria plusieurs fois, et moi qui voulois avaler ce calice tout d’un trait, sans être obligé d’y replonger mes lèvres, j’avois toujours étouffé sa voix dans sa naissance, pour avoir le temps de tout dire de suite. Quand j’eus fini je me tus, et M. le duc d’Orléans aussi, qui étoit tout hors de lui-même. Besons, éperdu de ce qu’il venoit d’entendre, avoit les yeux fichés sur le parquet qu’il m’a dit depuis qu’il avoit cru s’enfoncer, et n’osoit les remuer d’épouvante. Ce n’est pas qu’il ignorât rien de ce que je venois de dire, dont nous avions raisonné ensemble, et dont lui-même m’avoit appris le plus horrible, mais de me l’entendre exposer nettement à ce prince, il ne savoit plus où il en était. Après quelques moments de silence, M, le duc d’Orléans le rompit par les plaintes les plus amères de ce comble d’iniquités de gens capables d’imaginer de tels forfaits, des desseins également insensés et barbares, pour oser l’en accuser, et de la malice insigne, ou de la brute stupidité de ceux qui prêtoient l’oreille à ces horreurs, et leur langue pour les répandre. Je crus devoir laisser quelques moments à de si justes plaintes, et au maréchal, éperdu d’ouïr faire de tels récits en face, de reprendre un peu ses esprits. Revenu un peu à lui, il mêla ses plaintes, mais il confirma en peu de mots la publicité de ces terribles bruits. Enfin je repris mon discours, dont je n’avois fait qu’une partie.

Je dis à M. le duc d’Orléans, que maintenant qu’il voyoit à découvert les causes de l’abandon du monde et de l’éloignement prodigieux du roi pour lui et de sa famille, il apercevoit du même coup d’œil la connexité de la rupture de cet attachement funeste, avec le rétablissement de tout lui-même, que rompant des liens qui, par leur durée et par les effets qu’on leur attribuoit, n’étoient plus regardés qu’avec une horreur et une indignation générale, et qui seroient au moins toujours susceptibles de toutes les noirceurs que les