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ses amis pour se faire cet établissement et se mettre en chemin de faire fortune. Ils alloient voir tout le monde et chacun les recevoit avec plaisir par le nom, la figure et les manières qu’ils présentoient. L’autre frère eut peu après une abbaye de dix-huit à vingt mille livres de rente pour aider à son frère à subsister à la cour et à la guerre, où il avoit fait la campagne dernière dans les gens d’armes.

Une si grosse abbaye ne vaquoit pas tous les jours. Celle-ci ne l’étoit devenue que cet hiver, et causa tant d’envie que les aboyants, outrés de la voir donner ainsi, se mirent à chercher ce que c’étoit que cet abbé de Chavigny, et découvrirent qui il était. Ils en eurent les preuves et les publièrent avec tant de bruit qu’ils détrompèrent tout le monde. Le roi, piqué d’une si hardie imposture, dans laquelle il avoit si bien donné, fit arrêter les bulles à Rome, nomma un autre sujet, ordonna à l’autre frère de se défaire de son guidon en faveur du comte de Pons pour soixante mille livres, qu’il avoit acheté quatre-vingt mille livres, et de sa lieutenance de roi de Touraine, et fit défendre à tous deux de se présenter jamais devant lui. On trouva encore la punition douce. C’étoient deux compagnons de beaucoup d’esprit, d’intrigue et de manége, de hardiesse, de souplesse, et pour leur âge fort instruits. Ils disparurent à l’instant et firent le plongeon. Qui ne croiroit que ce ne fût pour toujours après une telle infamie ? Cet affront ne leur coûta rien à soutenir. Ils se mirent à faire les espions en Hollande. Torcy se servit d’eux à l’insu du roi, et comme ils avoient, surtout le guidon, infiniment d’esprit et d’adresse, il en fut fort content. Ils parurent même à Utrecht pendant les conférences de la paix. Après la mort du roi ils continuèrent à s’intriguer.

Dans la suite ils devinrent les instruments de l’abbé Dubois en beaucoup de choses, puis ses confidents, et ce qu’en langage commun on appelleroit ses âmes damnées. Celui qui avoit été abbé voulut du solide. On n’eut pas honte