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assez longtemps. Enfin, tenté par de grosses abbayes, il passa le Rubicon. Les Vénitiens l’effacèrent du livre d’or [1], le proscrivirent, défendirent tout commerce avec lui, même à ses plus proches, et à leur ambassadeur à Rome de le visiter. L’abbé de Pomponne, ambassadeur à Venise par qui cette négociation avoit passé, sortit de Venise, se retira à Florence, et l’ambassadeur de Venise à Paris eut ordre de s’en aller, partit sans audience de congé, et ne tarda pas à arriver à Paris et à Versailles.

Il arriva en même temps une aventure très-singulière, et qui piqua fort le roi. Un petit procureur du siége de Beaune en Bourgogne s’appeloit Chavignard, et avoit deux fils assez bien faits. Ils étudièrent aux jésuites, qui les prirent sous leur protection. De Chavignard à Chavigny il n’y a pas loin dans la prononciation. La maison de Chavigny-le-Roi, ancienne, illustre, grandement alliée, étoit éteinte depuis longtemps. Ces deux frères jugèrent à propos de la ressusciter et de s’en dire, et les jésuites de les produire comme tels. Ils vinrent à Paris sous ce beau nom comme des cadets de bonne maison, mais qui n’avoient rien, et qui réclamoient leurs parents, chez qui les jésuites les présentèrent et les introduisirent parmi leurs amis. M. de Soubise qui croyoit ne pouvoir être dupe que de son gré., et qui avoit de bonnes raisons de se le persuader, le fut tout de bon cette fois-ci ; il prit pour bon ce que les jésuites lui dirent, et voulut bien présenter au roi MM. de Chavigny comme ses parents et leur procurer de l’emploi. La duchesse de Duras, fille du prince de Bournonville, mort sous-lieutenant des gens d’armes de la garde, avoit eu de la cascade de cette charge un guidon à vendre dans la même compagnie. M. de Soubise le procura à l’un des deux frères qui obtint aussi l’agrément d’une petite lieutenance de roi en Touraine. Il avoit, disoit-il, épuisé le peu qu’il avoit, et boursillé parmi

  1. Registre sur lequel étaient inscrits les noms des patriciens de Venise.